Miroir, mon beau miroir …
par Bruno Trentini
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Le reflet pictural, un défis
Miroir, mon beau miroir …
par Bruno Trentini
Méduse et l’artiste ont en commun le pouvoir de figer les personnes, de les immobiliser dans la roche ou sur la toile en une image intemporelle : le portraitiste méduse son modèle pour l’éternité. Tête de Méduse du Caravage met en avant cette analogie, qui se représente en effet sous les traits de la Gorgone et, qui, réciproquement, prête à la Gorgone son visage. Le Caravage se fige sur la toile telle Méduse se médusant elle-même.
Méduse meurt ici deux fois : une fois d’être figée par le peintre, une seconde de sa mort mythologique. Le Caravage, en effet, capte l’instant où Persée décapite la Gorgone, car le héros a pu échapper au terrible regard de Méduse en ne regardant que le reflet de celle-ci sur son bouclier (l’« envisager » directement eût été fatal). Le tableau fait donc corps avec ce bouclier – l’artiste utilisa d’ailleurs comme support un véritable bouclier de bois. Dans cette mise en scène, il nous reste à savoir qui tient le rôle de Persée. Persée qui voit ce que montre la toile ne peut être que le regardeur. Or, ce regardeur est précisément le premier regardeur : l’artiste. Par où il apparaît que l’acte de peindre coïncide ici avec le meurtre.
L’artiste s’apprête à peindre Méduse ; en regardant la surface de son tableau, il est dans la position de Persée qui regarde la surface de son bouclier. La surface de toile, valant un miroir, ne peut que renvoyer à qui se trouve face à elle : Le Caravage est aussi Méduse. Cette toile mythologique est nécessairement un autoportrait de l’artiste se décapitant lui-même. Tête de Méduse n’est pas la seule œuvre où Le Caravage se met à mort. David tenant la tête de Goliath fonctionne de la même manière. De fait, cette toile est aussi un autoportrait, mais double cette fois. David a les traits du Caravage jeune, Goliath ceux du Caravage plus âgé. Bien que ces deux toiles mettent en scène une mort de soi par soi, elles diffèrent, cependant, d’un suicide.L’Héautontimorouménos de Baudelaire est leur modèle qui tente de concilier l’inconciliable.
Au vers de Baudelaire
Je suis la plaie et le couteau!
Je suis le soufflet et la joue!
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau!
Le Caravage ajoute :
Je suis Goliath et David
Je suis Méduse et Persée
Ce que nous pouvons interpréter :
Je suis Il Caravagio et Michelangelo Merisi
Ces deux individus ne font qu’un, mais l’Italie d’alors cherchait à les distinguer : d’un côté l’artiste, de l’autre l’homme. La vie de ce dernier mit de nombreuses fois en péril celle de l’artiste. Ce dernier, dans ses œuvres, revendiquait l’identité entre lui et lui-même, identité qui lui était refusée à travers le rejet de nombreuses toiles jugées vulgaires, autrement dit, trop proches de l’homme qu’il était. Mais empruntons encore à la Fable : à l’instar de Narcisse, c’est l’identité entre lui et lui-même ainsi que leur impossible union qui tua Le Caravage. Le visage de Méduse étant le reflet du visage du Caravage, nous sommes exactement dans le même cas de figure que Narcisse ; à ceci près que, dans Tête de Méduse, c’est le reflet qui meurt. Dans cette nouvelle version du mythe, Narcisse ne meurt plus, seul le reflet succombe. Le mythe de Narcisse « réfléchissant » l’acte de peindre, il s’ensuit que Le Caravage modifie la peinture. Le reflet -l’image- ne peut venir à mourir que s’il était préalablement vivant d’une vie indépendante de son modèle. En associant ainsi Tête de Méduse à l’histoire de Narcisse.Le Caravage fait-il de cette œuvre un méta-tableau ? L’autonomie de l’art commence sa carrière.
Auteur : Bruno Trentini