Météorologie sociale
par Maora Puren
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Maora Puren
Une famille aisée traverse la rue boueuse sur une planche. Derrière elle, dans l’obscurité, les gens pataugent dans la fange. Une composition propose au spectateur différents points de vue sur la famille, portant divers niveaux de sens et de lecture possibles. Les masses colorées se recoupent, révélant autant de sous-ensembles : famille au sens strict et au sens large, domesticité, groupe des hommes, et, surtout, groupe des femmes. Le mouvement général est accentué par la danse des parapluies, verts et orange qui rythment la composition.
L’homme, en habit, tient fermement sa petite fille, tandis qu’il donne ses ordres au passeur, pauvrement vêtu, situé à l’extrême gauche. Ce pater familias est un guide. Le garçonnet agite un bâton; un petit chien se tient à ses pieds. C’est l’héritier. Son regard suit celui de son père, comme s’il apprenait déjà son futur rôle. La fillette est tenue fermement par notre « héros » : pression qui, non seulement se veut protectrice, mais qui dit, surtout, l’autorité. Cette dernière à laquelle la fillette est soumise symbolise son présent et son avenir: dans quelques années, le mari succédera au père. Elle baisse les yeux pour regarder où elle met les pieds et ne pas se salir, mais aussi comme pour signifier sa vie d’éternelle mineure, modeste et soumise.
Au centre du tableau -en pleine lumière- l’épouse, toute de blanc vêtue, remonte un peu ses jupes d’une main tandis qu’elle tient châle, bourse, et petit chien de l’autre. Elle porte un chapeau à plumes noué autour du cou et un collier de perles. Les jupes dévoilent des bas blancs et de délicats souliers roses. Ces attributs ne trompent pas: cette mère de famille bourgeoise, bien mise et affublée d’un animal fétiche inutile et ridicule trahit son rôle d’assistée. Bonne seconde, elle n’est que le faire-valoir de son époux. De part et d’autre de la mère, et partageant le même espace, se trouvent donc la nourrice (le substitut) et la fillette (la mère en devenir) : proximité signifiante où Maternité et dignité moindre de la femme se présentent d’un seul tenant. Dans ce groupe, cependant, la ligne de lumière, la position centrale, l’auréole du parapluie et le jeu de mains sont autant d’éléments qui dotent la génitrice d’une aura certaine (elle est la seule à regarder le spectateur).
Deux figures se rapprochent du groupe familial, mais sans pour autant se détacher complètement de la foule. L’homme, pauvrement vêtu, reçoit quelques pièces d’une femme pour avoir pu emprunter la passerelle. L’humble femme (sans doute la servante) a été chargée par ses employeurs de régler à leur place le prix du service rendu. La servante et le passeur ne se confondent pas avec le peuple alors qu’ils en font partie : ils sont moins démunis, puisque l’une est la servante d’une famille aisé, et l’autre possède une passerelle dont il tire profit!
Derrière eux, l’ensemble de ceux que l’on distingue à peine au milieu de la danse des parapluies : courbés, de dos ou de profil dans leurs vêtements sombres, ces gens, quasi indistincts, disent l’anonymat de leur condition. Il y a là tout un peuple qui patauge dans la boue, essayant de se salir le moins possible, à l’image de la femme juchée sur le dos d’un homme à l’extrême droite du tableau. Perdu dans la foule, et point de fuite du tableau à mi-chemin entre le père et la mère, un homme de dos, coiffé du bonnet phrygien, rappelle le passé révolutionnaire, proche et déjà si loin.
Louis-Léopold Boilly peint une scène de genre. Le propos pourrait être descriptif et pourtant le sous-titre « Passez, payez » et le traitement de la scène donnent une certaine dimension polémique au tableau. Ce dernier, peint l’année où Napoléon s’auto-sacre empereur, fait contraste avec l’idéal révolutionnaire très vite mis sous le boisseau ; les clivages sociaux sont plus forts que jamais : d’une part l’ordre familial bourgeois, d’autre part, la hiérarchie sociale. La pérennité de l’ordre traditionnel s’affirme dans le traitement de la famille bourgeoise. Les femmes marchent derrière les hommes auxquels elles ne font que donner des enfants. Par ailleurs -on l’a dit- les barrières sociales se renforcent. Symboliquement, il y a ceux qui sont toujours sous l’averse (quelques uns réussissent à passer à travers les gouttes) et ceux qui réussissent à ne pas se « mouiller ».
Auteur : Maora Puren