Les paupières closes de Vénus
par Simon-Alexandre Zavadil
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
L’œil barré de l’enfant
Les paupières closes de Vénus
par Simon-Alexandre Zavadil
On a beau tourner le tableau dans tous les sens, il ne se passe rien. Aucune intrigue, se nouant ou se dénouant. Pas même une présence humaine. Juste une nature endormie, des habitations désertées. Juste un lieu vide, silencieux, d’où émerge, comme de nulle part, le corps tout ensommeillé de la déesse. Ni scène, ni salle. Pas même les éléments d’une liturgie. Juste une rencontre, comme par hasard. Et la fascination vient de là : paupières closes comme jamais jusqu’alors on ne l’avait osé, la déesse toute gainée d’une peau irradiant une lumière secrète, nous signale qu’un tableau ne fait luire le visible qu’en nous faisant fermer les yeux. Réalisant le prodige d’une absence sans profondeur, toute de surface, Vénus endormie ne correspond pas tant à une poétique de la brièveté qu’à une poétique de l’absence comme le centre incandescent de la vision. Ni décalque de la réalité, ni illustration d’une histoire, ni peinture d’après l’antique, mais pas plus pure fiction adhérant à elle-même dans sa positivité d’image, ce tableau fait voir, en tant qu’il porte le regard par delà ce qui se voit, quand le visible trouve sa mesure dans l’invisible, c’est-à-dire quand se produit cette chose insolite : le retentissement de l’étranger dans l’apparence tranquille du familier.
Et c’est pourquoi l’atmosphère est première. Ce qui nous semble être l’ouverture au centre du tableau d’une profondeur s’étendant jusqu’à l’horizon inaccessible d’un lointain céleste se trouve contrarié par le corps de la déesse allongé. Il faut dire à cet égard que la masse sombre que forme la cavité terreuse, le corps nu de la déesse, le tronc coupé, les arbres, les habitations, les montagnes au loin, fonctionnent, en dehors de toute hiérarchie perspective, comme des indicateurs de plans. Convertissant l’image en un être sans profondeur, ils sont des plans coulissants. Ou, mieux, ils font coulisser le regard, pour le ramener à la planéïté. Par delà, le paysage fait son entrée en peinture, transformant le tableau en une peau. Peau de la terre, peau du ciel, peau de la déesse, c’est tout un jeu de surfaces, avec leurs plis et leurs replis, qui appelle un décentrement permanent de la vision et fait du regard une caresse de la distance. N’ayant rien à saisir, si l’œil suit la cîme vaporeuse des formes, s’il se laisse glisser pour épouser le plissé des courbes, c’est pour explorer la surface du tableau comme une surface poreuse, surface sans motifs, surface de circulation ou de passage, dans laquelle, comme dans un profond sommeil, on s’enfonce pour remonter ailleurs…
Tableau crépusculaire, Vénus endormie nous montre que voir est toujours mêlé à un halo imaginaire qui prolonge la vision et la fait basculer dans le rêve. Toutefois, on n’a pas affaire pour autant à une fantaisie personnelle. Remémoration de l’invisible, le rêve est un voir qui advient par surcroît, quand il n’y a plus rien à voir, un voir au seuil du visible, quand les choses s’endorment et plongent des racines invisibles dans la terre imaginaire du sensible.Vénus endormie est la préhistoire de la vision. Enfance du regard, elle est cet œil qui, scintillant dans la nuit comme un astre clair, accepte de se perdre dans le visible.
Là où une certaine Renaissance a considéré le dessin comme la mémoire active d’un visible élevé à un idéal de perfection, Giorgione a fait de l’obscurité la mémoire du visible, ou, si l’on préfère, du visible la mémoire de l’ombre.D’où le changement radical : fini le cartone issu du règne sans partage du disegno, place à un travail direct sur la toile. Il en découle ces figures rêvées, une face dans l’ombre et qui nous rappellent que la tache est première, ici à travers cette terre sombre ou recouverte d’herbe, comme à travers ce ciel étrangement voilé, à la luminosité sourde. Peinture qui nous tient au seuil du visible en nous ouvrant sur un ailleurs utopique, la Vénus endormie de Giorgione est un des plus beaux témoignages de l’engendrement par la technique de ces figures de l’altérité sans lesquelles l’homme ne rêve plus.
Auteur : Simon-Alexandre Zavadil