Le reflet pictural, un défis
par Bruno Trentini
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Miroir, mon beau miroir …
Le reflet pictural, un défis
par Bruno Trentini
Les Ménines de Vélasquez brille dans toutes les mémoires. Pourtant, ceux qui ont tenté d’élucider la teneur du tableau ont toujours été confrontés à la persistance d’étranges zones d’ombre. À cet égard, l’une des difficultés rencontrées par l’analyste réside dans l’établissement du point de vue adopté : celui-ci determine, en effet, la nature du reflet du miroir accroché au fond de la pièce.La confrontation des pertinentes mais inconciliables interprétations de Philippe Comar et de Michel Thévoz, en entrelaçant reflet et tableau, nourrit l’herméneutique Des Ménines.
Comar, déterminant le point de vue par analyse géométrique, en déduit que le miroir reflète une partie de la toile que Vélasquez est en train de peindre. Partant du principe que cette toile, dite endotopique, est Les Ménines, le miroir du fond ne peut refléter que la partie Des Ménines occupée par l’image du couple royal, c’est-à-dire le miroir lui-même. Or, puisque le roi se situe à droite dans le miroirDes Ménines, il devrait se trouver à gauche sur le tableau endotopique, ce qui est impossible si l’on considère qu’il s’agit des mêmes œuvres . Tout se passe ainsi comme si le miroir n’inversait pas droite et gauche.
Étant historiquement possible et probable que Vélasquez ait eu recours à un assemblage de miroirs pour peindre Les Ménines, Thévoz se fie au fait que le point de fuite d’un autoportrait est logiquement situé au niveau des yeux du peintre. Il porte ainsi une attention toute particulière au problème de l’inversion spéculaire et montre que le peintre aurait tenté de masquer une utilisation de miroirs : Vélasquez s’est par exemple peint droitier mais a représenté l’image sagittale de l’infante. En perdant leur sens directionnel, la droite et la gauche perdent tout sens logique. Il persiste toutefois dans Les Ménines une zone où droite et gauche conservent nécessairement leur sens. Étrangement, il s’agit de la seule partie explicitement spéculaire de la toile, le reflet du couple royal. En effet, dans cette interprétation, le couple royal vu par double réflexion possède la même orientation que dans la réalité. Le miroir du fond de la pièce est à nouveau pourvu de cette mystérieuse qualité : il n’inverse pas droite et gauche.
Ainsi, que le spectateur se place face à Vélasquez ou face à la main de Nieto, le miroir reflète la même image : le couple royal. Or, un miroir ne renversant pas l’image tout en la laissant invariante par déplacement du point de vue fait étrangement penser à un tableau. La clé de l’énigme résiderait-elle dans les deux toiles accrochées de part et d’autre du miroir ? Ces deux copies reprennentApollon et Marsyas de Jordaens et Pallas et Arachné de Rubens. Elles ont en commun la nature du mythe qu’elles mettent en scène : Marsyas à la flûte défie le dieu de la musique Apollon à la lyre. Le concours se termine par la victoire du dieu qui sait faire ce que Marsyas ne peut, à savoir jouer de son instrument à l’envers. En punition de son arrogance, Marsyas est écorché vif. Arachné, douée dans l’art de tisser, défie la déesse des artisans Athéna
. Humiliée par le travail moqueur d’Arachné ridiculisant les dieux, Athéna se venge en transformant sa rivale en araignée condamnée à tisser sa toile.
Ces deux défis artistiques lancés à un dieu par un mortel reflètent Les Ménines : Vélasquez, dans sa position altière semble y attendre le dieu de la représentation afin de se mesurer à lui. Cependant, en plein monothéisme chrétien, le dieu de la représentation ne peut être que Dieu et celui-ci n’apparaît pas sur terre. Vivant dans une monarchie de droit divin, Vélasquez ne peut certes avoir pour adversaire le dieu de la représentation mais peut se mesurer à la représentation de Dieu en la personne du roi.
En incluant dans sa peinture le reflet du roi, Vélasquez évite les erreurs de Marsyas et d’Arachné. D’une part, alors que Marsyas perd en ne pouvant pratiquer son art à l’envers, Vélasquez, à travers le reflet, manie endroit et envers en intervertissant à sa guise droite et gauche . D’autre part, en faisant du reflet l’essence de sa toile, Vélasquez rend hommage au roi au lieu de le ridiculiser comme aurait fait Arachné. La place de Vélasquez est commode : peintre officiel, le risque encouru est mineur. À travers l’alliance de Vélasquez et du roi, Les Ménines se pose en allégorie d’une double production artistique.
Auteur : Bruno Trentini