Le lecteur mené en bateau
par Serge Boué
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Serge Boué
Le Séducteur est à la fois une image simple et une oeuvre poétique forte. A priori malicieuse, et pourtant profonde, une de ces « énigmes échappant aux investigations scientifiques ». Méthode magrittienne : « Un sujet quelconque pris comme question, il s’agissait de trouver comme réponse un autre objet attaché secrètement au premier (…) »,le tableau « résulte de la solution apportée au problème de l’eau »… « Dans Le Séducteur, nous voyons l’eau pour la première fois dans notre vie. » Pour nous, lecteurs, le sujet du tableau est bien toutefois l’apparition de ce vaisseau mystérieux …
Le Séducteur est d’abord une réflexion du peintre sur les modes de représentation. Le sujet, peint à l’arrière plan (une goélette ?) se distingue et ne se distingue pas du premier plan (la mer), qui en vient à déborder sur le sujet, comme on dit. C’est de ce trop plein qu’il est question. Magritte précisera dans une lettre à Colinet (1955) que sa démarche a consisté « à continuer la mer dans une silhouette de bateau ». Comme Matisse, Magritte abolit la traditionnelle hiérarchie entre le sujet et le fond, entre le pictural et le décoratif. La forme, poreuse à souhait, laisse passer, en effet, le fond sans, pour autant, que le navire s’abolisse.
Réflexion rhétorique : avec ce collage « peint à la main » ( Max Ernst), l’auteur de La Trahison des images capte un peu de « l’étoffe des rêves » . Son bateau d’eau n’est-il pas une antinomie flagrante et, pourtant, visuellement viable ?
Réflexion iconographique : Magritte reprend, à sa manière, la question des vues de mer. Cette toile relève de fait du genre académique des marines. Mais, c’est aussi une méditation sur ce qu’est la représentation même. « L’homme de la rue, dit-il, n’est sensible qu’à une représentation picturale (des objets, dite objective)…Il admire au point de croire par exemple que l’on ne peut représenter la mer qu’avec de la « couleur de l’eau » et montre un sentiment accentué de doute lorsqu’on lui dit le contraire ; il croit que seules des dupes peuvent penser que l’on peut faire une marine parfaite avec de la couleur à l’huile ».
Cette apparition qu’on croirait sortie d’une période bleue ( mais chez Magritte on ne reconnaît qu’une époque solaire et une période dite vache !) ne suscite d’emblée nul trouble. Mais très vite, pourtant, avec ce caméléon des mers, pointe le sentiment « d’inquiétante étrangeté ».
Fût-ce à son corps défendant, René Magritte s’inscrit dans une lignée d’artistes qui va de Heinrich Heine à Richard Wagner ; il reprend le motif du « vaisseau fantôme », réactualise le mythe du « Hollandais Volant » (The Flying Dutchman). Ce grand voilier vide, qui erre pour l’éternité sur les mers du globe, et qui apparaît aux marins épouvantés qui croisent sa route, est une viusion poétique stimulante qui ne peut qu’entrer en résonance avec notre imaginaire. Il reste que le génie de Magritte se révèle d’abord en ceci qu’il d’abord est un peintre rhétoricien.
Humour, magie et poésie coexistent dans cette apparition où la surface ondoyante se confond avec un brouillard de mer ; à quoi s’ajoute cet autre humour plus corrosif celui-là et qui veut que ce voilier, lourd de vagues océanes, pourrait à tout moment disparaître corps et bien. Ce vaisseau fantôme qui tente de se maintenir à flots, ne fait-il qu’un avec la mer d’où il procède ? Image surréaliste où, passé un certain stade, les antinomies cessent d’être perçues comme contradictoires (Breton).
Auteur : Serge Boué