La photographie est un miroir déformant
par Yannick Vigouroux
BIOGRAPHIE
La photographie est un miroir déformant
par Yannick Vigouroux
Les Distorsions photographiques auxquelles André Kertész se consacre pendant l’année 1933 empruntent aux fêtes foraines ce miroir déformant qui permet des effets burlesques dans les labyrinthes des palais des glaces. Le corps apparaît alors filiforme ou au contraire gonflé tel un bibendum, la tête minuscule est absurdement fixée sur un corps gigantesque (ou l’inverse…). Le corps dans son entier semble avoir acquis, comme la guimauve vendue aux enfants dans ces mêmes foires, une malléabilité improbable, une souplesse tout élastique. Comme beaucoup d’auteurs et contrairement à un préjugé tenace, Kertész n’a jamais autant fait preuve de fantaisie et de liberté créatrice qu’en répondant à une commande, ici celle du journal Le Sourire, où les images sont publiées le 2 mars 1933, accompagnées d’un texte d’Aimé-Paul Barancy : « Fenêtre ouverte sur l’au-delà ». En 1984, soit plus de cinquante ans après la première série, le photographe, de passage à Paris, en réalise brièvement une suite à la demande d’un réalisateur, Teri Wehn-Damish, qui lui consacre un film pour la télévision française André dans les villes. Le photographe retournera sur les lieux de ses souvenirs.
Les préoccupations sous-jacentes à ce travail « commercial », dont les images grotesques ou fantomatiques pourraient aussi être interprétées comme de pures manifestations de l’inconscient (fruit de l’inconscient technologique et optique de l’histoire de la photographie, ainsi que de notre fascination séculaire pour les monstres biologiques dont Barnum fut l’un des plus récentes manifestations ?), auraient-elles travaillé de manière souterraine l’œuvre entière de l’artiste, hanté son esprit toute sa vie ? Les Distorsions ne furent certes pas sa première incursion dans de telles recherches : l’élément liquide annonçant le miroir déforme déjà Le Nageur sous l’eau (1917). En 1929-30, ses portraits de Carlo Rim réalisés pour Vu montrent ce dernier étiré ou grossi par un miroir de fantaisie (un portrait de Carlo Rim légendé « Est-ce l’homme le plus gros du monde ? » fait ainsi la couverture de Vu le 6 août 1930). Et il y aura, après les Distorsions, La Tulipe Mélancolique (1939) à la tige cassée et des clichés de mode ou de publicité réalisés dans le même esprit pour Vogue en 1938 et Glamour en 1941. Malgré tout, lesDistorsions occupent une place à part dans l’œuvre du photographe hongrois. Peut-être la personnalité de cet homme sentimental – sans cesse et par-delà la mort il rend hommage à Elisabeth, la seule femme de sa vie[1] –, discret et extrêmement pudique, qui ne pratiquait habituellement pas le nu, explique-t-elle la justesse de son approche du corps féminin, sensuelle mais non érotique, visuellement ludique mais jamais voyeure.
Cette série se prête remarquablement aux interprétations les plus fantaisistes. On pourrait gloser sans fin sur la signification à donner à ces nus qui se répandent en flaques molles ou vaporeuses, et surtout ne nous en privons pas… L’une des références les plus évidentes est bien sûr l’anamorphose picturale, dont une telle série est une évidente déclinaison : si le corps ressemble parfois au Violon d’Ingres (1924) de Man Ray et à La Naissance de Vénus (vers 1485) de Botticelli (Distorsion n° 82), il évoque aussi souvent une fleur ou un fruit maladifs, sinon un crâne… Certaines personnes ont pu juger – à tort – ce travail « misogyne », percevoir comme des torsions douloureuses ces fantaisies corporelles, des enfantements douloureux ou des grossesses perverses issues d’une imagination maladive. Il est vrai que les corps bulbeux, la jambe alourdie par un pied-bot (Distorsion n° 38), ou l’enfantement d’un spectre flottant (Distorsion n° 31), soudé au corps réel par un improbable cordon ombilical peuvent avoir quelque chose d’inquiétant ! La jeune femme n’est parfois même plus qu’une larve absurde affublée aux deux extrémités de pieds inutiles (Distorsion n° 46), voire un ver ou une limace (Distorsion n° 44). Intériorité et extériorité se confondent souvent ou plutôt se dédoublent pour former un agglomérat difficilement descriptible (Distorsion n° 129) ; Kertész semble dans d’autres œuvres vouloir retourner les apparences comme une peau d’animal écorché, quand certaines « malformations » n’évoquent pas les monstres de Picasso (Distorsion n° 141)… Mais, comme le remarque fort justement Dominique Baqué, « une distorsion n’est pas une image manipulée, une expérimentation visuelle du même ordre qu’un photomontage ou une surimpression, mais la simple traduction d’un reflet sur une glace déformante. D’autre part, [les Distorsions] ne se veulent pas une recherche sur le tragique du difforme ou, pour reprendre un terme de Georges Bataille, de l’informe, mais la joyeuse explosion des potentialités du corps féminin, plus proche, en cela, des Reclining Nudes d’Henry Moore » (« Paris, Kertész : les affinités électives » in André Kertész, la biographie d’une œuvre).
Il est intéressant de comparer deux de ces images [Distorsion n° 113 et du 29 mars 1984], séparées d’un demi-siècle et pourtant très similaires. On sait l’importance qu’accordait le photographe au recadrage. Convaincu, selon sa formule devenue fameuse qu’ « un millimètre change tout », les prises de vues sur plaques de verre 9 x 12 cm de la première série, laissant apparaître le dispositif (le corps non déformé assis ou couché à côté du miroir), étaient presque systématiquement recadrées pour faire disparaître ce second cadre dans le cadre que constitue la glace. Il existe toutefois quelques exceptions : le photographe décide alors de montrer le corps « intact » face à son double contorsionné, et parfois de s’inclure lui-même dans le champ, révélant ainsi toutes les « ficelles » du dispositif. C’est le cas de la Distorsion n° 113. Dans la suite réalisée en 1984 au 24 x 36 cm, tout souci de recadrage semble avoir disparu. Le miroir déformant n’est plus seulement un moyen de « truquer » la scène, il est l’un de ses sujets. Il est vrai que cette seconde série a été effectuée un an et demi avant la mort de l’artiste. Sans doute n’a-t-il pas eu l’envie ou le temps de procéder à ces recadrages si décisifs pour lui. Ou peut-être s’agit-il d’un choix revendiqué de mettre à nu le dispositif, de révéler le stratagème optique comme d’autres rédigeraient leur « art poétique ». Francis Ponge a ainsi, vers la fin de sa vie, revendiqué dans La Fabrique du pré, les différentes étapes préparatoires permettant la rédaction d’un texte final dont plusieurs versions alternatives sont proposées. Le choix conscient ou non de Kertész de révéler le dispositif se double en tout cas d’une évidente volonté de transformer ces Distorsions en autoportraits. Dans une des versions du 29 mars 1984, on l’aperçoit ainsi de dos manipulant son boîtier, impression que confirme pleinement laDistorsion du 7 avril 1984 significativement intitulée Distorsion autoportrait : le photographe de profil et son boîtier 24 x 36 cm posé sur trépied sont désormais le seul sujet de l’image. Symboliquement, dans l’ultime image de la série, datée du 29 juillet 1984, Kertész s’est absenté de la scène. Peut-être pour signifier sa disparition prochaine… Dans cette image d’une remarquable concision visuelle, le miroir est vide de toute présence humaine et ne reflète plus qu’une porte qui semble refermée sur cette ultime traversée des apparences.
[1] Une affection et fidélité amoureuse dont témoigne bien l’autoportrait avec sa femme Elisabeth et moi, 1931, dans sa version plein cadre et ses deux recadrages. Autre témoignage émouvant, la série de polaroids SX 70 montrant des objets de verre devant sa fenêtre de New York, réalisés en mémoire de sa femme décédée et réunis dans À ma fenêtre, éditions Herscher, Paris, 1981.
Auteur : Yannick Vigouroux