Humaine, trop humaine Madone ?
par Pierre Fresneault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
La colombe et les ténèbres
Humaine, trop humaine Madone ?
par Pierre Fresneault-Deruelle
Trônant en majesté, coiffée de la couronne la désignant comme Reine du Ciel, entourée de Séraphins (rouges) et de Chérubins (bleus) qui obturent ce qui aurait pu être la profondeur de champ, cette Vierge à l’enfant du XVe siècle français participe encore du hiératisme des maesta romano-byzantines. Pourtant tout a changé ; cesputti christianisés, monochromes, n’entretiennent pas avec la Vierge le même type de relation que les saints et les apôtres pouvaient entretenir avec la Mère de Dieu chez un Duccio, par exemple. Quelque chose, en effet, est là qui fonctionne pour nous à la façon d’un symptôme. Ainsi, bien que modelés, au point que leurs fronts brillent de quelque reflet, Séraphins et Chérubins (qui sont esprits non incarnés) ne font-ils plus vraiment partie du même monde que celui auquel appartiennent la Vierge Marie et son Fils ! La juxtaposition (à droite) de Jésus et du Séraphin chargé de le conforter dans sa position instable est, à cet égard, exemplaire : outre la couleur chair qui le définit dans son essence d’homme, l’enfant-Dieu semble avoir troqué sa paire d’ailes contre un pénis !
L’esprit de la nouvelle statuaire qui fleurit en Europe occidentale marque aussi très fortement l’art de Fouquet. Les plis et les replis du manteau de Marie, dont le Fils semble s’être fait un siège, rappellent ces étoffes de pierre dont les sculpteurs gothiques, acquis au jeu des équivalences de matière à matière, se sont fait une spécialité. A la façon d’une sculpture, c’est-à- dire d’un objet dont on est censé pouvoir faire le tour, Marie, éclatante de beauté, se détache du fond (plat, malgré tout) comme s’il s’était agi pour le peintre à la fois de faire accéder le croyant à un vis -à-vis presque palpable, et de s’éprouver lui-même, dans sa propre démarche d’artiste ouvert à la splendeur du monde, face au mystère de l’Incarnation. La nudité partielle de la Vierge, dont le sein n’a d’égal, dans la plénitude, que les formes potelées de Jésus, ne s’explique pas autrement. Révérence gardée à la Madone, la robe est d’ailleurs traitée de manière à désigner le corps. Reste que ce sein fameux, blason de la maternité triomphante, devait ici s’accompagner du regard baissé de la Christophore, faute duquel l’image aurait évidemment confiné au blasphème. Le signe de la réserve pudique serait donc venu contrebalancer l’audace d’un peintre par trop amoureux du modèle prêtant ses formes à la « Haute Dame ». Faut-il voir, en l’occurrence, un indice de ce qui va devenir trait de psychologie ?
Curieux panneau que cette peinture à la charnière de deux mondes : celui de la pensée platonicienne romane, d’une part, pour qui les Principes sont les seules réalités qui vaillent et d’où découlent, plusieurs siècles durant, des représentations nécessairement stéréotypées (Chérubins et Séraphins, la Vierge en majesté), et le monde de la pré-Renaissance, d’autre part, proche de l’empirisme aristotélicien, et pour lequel les formes préconçues ne sont plus de mise. Bien qu’idéalisés, Marie et Jésus sont la preuve manifeste que, pour « remonter » vers le divin, l’artiste passe résolument par les apparences sensibles.
Humaine, trop humaine mère de Dieu, dont on a dit mille fois qu’Agnès Sorel lui avait prêté ses traits ! A l’instar du Maître de Flémalle (La Vierge à l’écran d’osier) ou de Jan Van Eyck (La Madone du chancelier Rolin); Fouquet a opéré un choix dont les conséquences sont incalculables. Sa composition est telle que le « collage », qui résulte de la disposition très particulière des figures angéliques par rapport au couple mère/enfant, procure à l’ensemble une dimension esthétique jusque là impensée : la peinture commence à trouver ses fins en elle-même. Les conventions, certes, sont sauves. Conformément à la tradition, Marie est entourée de sa cour céleste. Il est cependant évident que ce personnage aristocratique, à l’érotisme bridé, est campé de la sorte pour nous charmer d’abord. Le processus qui mènera sur l’iconoclastie protestante est en place.
Auteur : Pierre Fresneault-Deruelle