Gauloiseries
par Julien Beaufreton
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Julien Beaufreton
Même si la toile de Couture figure parmi les peintures pompier les plus dépréciées, on se surprend à la regarder non sans plaisir. La facture est habile, le détail abondant, les corps érotiques. Le tableau traite d’un sujet troublant : les romains de la décadence, sombrant dans les banquets, orgies, et autres agapes, enivrés de chairs de tous poils, croulant sous les richesses et coulant dans le bon vin. Nous avons la chance d’avoir un aperçu d’une scène que l’on n’avait jamais vue.
Cette toile est peut-être pompier, au rebours de l’art (le vrai) de son époque, mais on se laisse quand même surprendre à laisser traîner son regard sur le vêtement ébahi de la femme à l’avant plan, sur les seins nus de celle qui a déjà ôté sa tunique, sur cet homme représenté de dos, torse nu, levant une coupe en l’honneur du capiteux banquet. Notre regard court, amusé, intrigué, parmi le fouillis échevelé et éméché de ces décadents, qui semblent prisonniers d’une sorte de décor de théâtre en carton pâte.
Il est vrai que ce tableau s’inscrit a contre-courant des préoccupations artistiques qui lui sont contemporaines. L’oeuvre apparaît comme le dernier spasme d’un cycle artistique, exsangue, un peu à l’image de l’époque dont elle entend donner une image. Les procédés picturaux et rhétoriques sont conventionnels, usés jusqu’à la corde. Nous sommes face à un tableau inconvenant (qui nous propose de voir ce qu’on ne doit pas voir) mais qui a été déjà vu. Curieux paradoxe, qui constitue peut être la clé de la confuse fascination qu’il exerce sur le spectateur : une jouissance voyeuriste mêlée au plaisir de reconnaître des figures et formes d’énonciation familières. Car ce tableau est en réalité un gigantesque poncif. Il n’est qu’un décalque de figures déjà vues, puisées dans le répertoire épuisé de la grande peinture d’histoire; il n’est qu’un décalque du goût bourgeois de l’époque, de l’engouement pour l’orientalisme et l’érotisme oriental déjà présent chez Ingres et Delacroix. Il est un poncif, enfin, parce que tout est lisse dans ce tableau : les chairs glabres des femmes ; la facture, très dessinée, architecturale, qui ne souffre aucune anicroche, aucun effet de matière susceptible d’être interprété comme un manque de savoir-faire ; lisse enfin par son sens, qui n’a rien de rugueux, de chaotique, qui ne retient pas l’esprit, qui n’accroche pas la pensée ; un sens lisse, dépourvu de tout tremblement.
C’est peut être là que se situe le paradoxe : c’est un poncif, et donc, à ce titre, c’est quelque chose de peu appréciable, en termes de goût ; mais, parce que c’est un poncif, c’est quelque chose qui exerce une fascination, une sorte de plaisir qui reste difficile à expliquer. Si le poncif est tout ce que l’art refuse d’être, il est pourtant, en tant que méthode de reproduction, le principe même de la fabrication des images, qui sont toujours images d’une image antérieure. A ce titre, il y a quelque chose de l’ordre de l’attrait, de la fascination, dans tout ce qui devient poncif. Dans Les Romains de la décadence, le tableau se transforme en un gigantesque palimpseste de formes et de sens, piochant ce qu’il y a de plus beau, de plus érotique, de plus séduisant, dans la peinture du passé, pour obtenir un résultat au rebours de l’effet recherché. Ou presque au rebours : partagé entre la répulsion et fascination, le spectateur se contente d’endosser clandestinement le rôle du barbare, venu là pour détruire joyeusement ce qu’il aura pris soin, au préalable, de violer dans une jouissance pudiquement dissimulée, loin de tout regard désapprobateur.
Auteur : Julien Beaufreton