Dans le silence du cantique de Déborah
par Bernard Taduce
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Bernard Taduce
Alors que maints artistes ont puisé leurs instants prégnants dans Le Livre des Juges, 4 , Albert Joseph Moore choisit de représenter la mère du général Siséra, personnage féminin ajouté non sans ironie à l’événement par Débora dans son cantique (Jg, 5). Tout dans ce tableau est silence et regard.
Le cadrage, très serré, l’angle de vue, nous mettent dans l’intimité douloureuse d’une mère qui s’inquiète du sort de son fils dont nous savons qu’il a péri alors qu’elle ne le sait pas. La tension vient du fait que nous ne voyons pas ce qu’elle voit et que nous savons ce qu’elle ne sait pas. Le Mont Tabor est peut-être visible de sa fenêtre, ce qui pourrait expliquer l’orientation du regard, vers la droite, en haut. L’invu, aussi bien pour elle que pour nous, a une fonction dramatique.
Tendue, sur la diagonale du tableau – orientation que renforce l’implantation des cheveux tirés en arrière – cette mère du pays de Canaan attend un fils qui ne reviendra pas. Vraisemblablement debout, à sa fenêtre- un treillis ouvragé de bois solide par lequel passe une chiche lumière – elle se fond dans l’intérieur obscur où elle est recluse. Une morne architecture en tons bruns et verdâtres occupe les deux tiers de la largeur du tableau. Deux zones pour les murs, l’une traitée verticalement, à gauche, l’autre horizontalement, à droite, se rencontrent, suggérant l’angle d’une pièce de dimensions réduites. La chevelure de la femme se fond partiellement dans le clair obscur d’où ressort, un degré plus bas que le visage, la main gauche, crispée au montant de la fenêtre. Les quelques touches pour rehausser la carnation, et le carmin discret au coin de l’œil droit – a-t-elle pleuré ? – n’égayent pas plus la représentation que le riche et lourd collier qu’elle porte autour du cou et qui réunit l’ensemble de la chromatique convoquée par l’artiste. Des ombres sont portées sur son cou et sa joue. Dans l’axe vertical du tableau, sa tempe, creusée d’une ombre, évoque la blessure mortelle -réelle celle-là- de son fils. Correspondance, encore, entre les perles du collier qui font système avec les yeux de cette mère qui cherche désespérément à savoir ? En contraste avec les yeux, la bouche fermée scelle le silence de l’angoisse et de la solitude ; Albert ne lui a point fourni de compagnie. Cette femme typée, aux traits fins, encore jeune et agréable, trouvera d’ici peu sans doute bien dérisoires le bijou et la robe de belle facture qu’elle porte.
Le tissu du vêtement n’est pas sans rappeler les atours des femmes de la période préraphaélite de Moore, qui seront encore d’actualité lorsqu’il peindra Birds en 1878 : la draperie diaphane et le motif du vêtement de Sisera sont proches de la robe et du motif que l’on voit dans le décor deBirds.
Pourquoi Albert Moore a-t-il choisi de représenter la mère de Siséra, personnage féminin secondaire, alors que presque tous les autres artistes lui ont préféré les femmes « bibliques » que sont Débora la prophétesse, et Jaël qui libéra Israël du chef de l’armée de Jabin ? C’est sans doute pour illustrer la condition féminine dans sa vérité. Les premières œuvres d’Albert révèlent une influence préraphaélite, assez largement répandue dans sa génération en Grande Bretagne. Valeur universelle du personnage : la mère de Sisera est une femme saisie dans l’angoisse de la guerre. Elle est d’autant plus émouvante que la mère de Siséra devient pour nous la sœur de toutes les femmes qui souffrent en pays de Canaan, actuellement connu sous les noms de Palestine et de Liban.
Auteur : Bernard Taduce