Couleur chair
par Jean Baudry
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Jean Baudry
« Il arrive quelquefois que l’œil tombe sur des morceaux charmants, irréprochablement vivants ; mais cette méchante pensée traverse alors l’esprit, que ce n’est pas M. Ingres qui a cherché la nature, mais la nature qui a violé le peintre, et que cette haute et puissante dame l’a dompté par son ascendant irrésistible. »
Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, 1868.
Comment ne pas être impressionné par « l’abondance » du dos dans l’espace du tableau. Malgré le faible contraste chromatique entre cette plage de chair et le drap qui la reçoit, on perçoit vite à quel point l’artiste a voulu, par ses nuances onctueuses et surtout, grâce à la texture des empâtements, rendre ces « ondulations montueuses de la peau » (Baudelaire) différentes de la matière inerte qui la côtoie.
Le dos de ce personnage se refusant a nous ainsi que frustration engendrée par la tenture qui cache une partie de la scène induisent une lecture descendante de l’image, depuis les épaules jusqu’au triangle formé par les jambes entrecroisées. L’ensemble se trouve enchâssé dans les limites déterminées latéralement par les draperies. A l’extrémité du pied, et le jouxtant, un objet difficilement identifiable s’avère être une pantoufle négligemment abandonnée par sa propriétaire. Avec ce détail (aurait peut-être dit Daniel Arasse), se signifient en contrepoint l’intime et le négligé, que ce morceau d’Académie semble contredire. La pantoufle abandonnée laisse voir un laçage rouge, à peine perceptible, dont la note, insistante et discrète, rappelle l’écoulement sanguin des femmes. Bouleversante litote. Lorsque en 1808, Jean-Dominique Ingres (le peintre est à la villa Medicis) envoie à Paris cette huile, il ne se doute pas de la place singulière que La Grande Baigneuse occupera dans son œuvre, ni du parcours sinueux qui amènera celle-ci à réapparaître régulièrement sous son pinceau. Cet itinéraire prend la forme d’une dé-couverte progressive du corps féminin ainsi donc saisi assis et posant de dos, puis allongé, de face, enfin. La Grande Baigneuse, La Grande Odalisque (1814) ainsi qu’Angélique (Roger délivrant Angélique,1819) constituent, de fait, les « moments » d’une déclinaison que l’artiste fera évoluer individuellement ou en combinatoire.
Toutes ces postures convergent vers la composition en tondo du Bain turc (1862), œuvre tardive où elles se retrouvent, in fine, réunies en une scène unique. Au centre d’un groupe d’hétaïres, sublimée par une lumière qui curieusement affecte moindrement ses compagnes, la Grande Baigneuse est revenue.
Cinquante ans ont passé, qui nous permettent de mesurer les écarts séparant le jeune homme de l’artiste confirmé. Faut-il voir ici la maturation d’un art qui aurait évolué de pair avec une opinion plus permissive ? Pas si simple ! En suivant l’artiste dans sa quête d’une représentation libérée du corps féminin, on a peut-être perdu l’essentiel. Au fur et à mesure que le corps se montre, que les postures se délient, se combinent pour transgresser l’interdit, une couleur uniforme envahit l’espace du corps. On désigne communément par « teint de porcelaine » cette couleur qui, en gommant le grain la chair et les nuances de la peau, en neutralise la charge érotique ; un effet que Roland Barthes qualifiera plus tard de « fading » à propos du bronzage. La « couleur chair », concept créé pour la lingerie féminine, relève de ce même procédé qui évoque tout en dissimulant, qui réduit la chair à sa seule apparence, où la nudité est à la fois affirmée et cachée.
Or, couleur et chair renvoient à une même origine latine (carnis) qui dit tour à tour la carnation et la crudité charnelle. Curieuse progression/régression d’une œuvre où, plus le corps des femmes se découvre et s’offre, plus il échappe à sa vérité. La tenture de la grande baigneuse a donc fini par se lever sur le harem, lieu interdit par excellence, qui confine le spectateur dans l’espace passif du voyeurisme. Cette distance irréversible au corps féminin fait rétrospectivement de La Grande Baigneuse une œuvre indépassable, où le corps, à la fois couleur et substance, nous est donné dans sa moiteur presque obscène. Cette intimité à peine entrevue, le corps réifié s’éloigne inexorablement dans les conventions de la représentation…
Auteur : Jean Baudry