Autoportrait de l’artiste en vampire
par Jean-Pierre Greff
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Jean-Pierre Greff
La mélancolie des miroirs anciens est insondable. Elle est à la mesure de l’infinité des images qui, pour s’y être fugacement inscrites, s’y sont perdues comme en un « puits voleur ». Espace originaire de l’imago, l’eau gelée des miroirs est plus encore, pour l’œil qui s’y attarde un instant et s’avise de leur abîme, le lieu de la disparition des images. Sous son apparence hétéroclite, l’œuvre photographique de Bailly-Maître-Grand engage un processus constant de réduction iconique. L’étrangeté et la force d’imposition des miroirs photographiques qui constituent la série des Gémelles procèdent d’abord de cette conjonction entre une réversion de la puissance imageante du miroir et la condensation de l’image photographique en empreinte visuelle compacte. Les miroirs doubles de BMG engagent un déni paradoxal de la transparence spéculaire — historiquement érigée en norme représentative — pour promouvoir des objets d’énigme, simultanément aveugles et éblouis, des blocs d’opacité ou d’irradiation lumineuse.
Les Gémelles découragent toute anecdote. Rien qui se prête à la description sinon le dessin du cadre — dont la fonction est d’abord sémiotique et dont la charge décorative redouble la vacuité de l’image spéculaire qu’il paraît exhausser —, sinon la texture proprement photographique du tain corrodé, même si les effets en paraissent parfois picturaux, sinon l’ambivalence redoublée de l’ombre et de la lumière. Le miroir est dénué d’image ; il ne reflète rien, aucune scène ou décor, aucun visage surtout, aucun simulacre, aucun entour. Rien, sinon un phénomène lumineux et le mode apparitionnel du photographique lui-même. Miroirs vides, tout entiers voués à leur vertige. Leur étrangeté est absolue, inquiétante évidemment, à l’aune de cet évidement. Mais c’est précisément parce qu’il se trouve ainsi, pris dans sa réalité la plus frontale et en suspens de sa capacité imageante, figé dans cet état pré-spéculaire (où s’entend aussi crépusculaire), que l’objet miroir fait montre de sa coalescence native avec l’image photographique. Nous ne pouvons que rappeler, en passant, les occurrences mythologiques (Narcisse, la Méduse) ou historiques (le « miroir de Claude », la surface argentique et vitrée du daguerréotype) de cette parenté, prégnantes au point d’être reconnues comme prototypes de l’invention du médium photographique. Le miroir et la photographie partagent une même réalité en tant que surface cadrée de focalisation imageante — où les choses du monde recomposé et condensé apparaissent plus intenses, plus fermes et contractées —, mais d’une focalisation double, oscillant sans cesse entre les modalités de la contiguïté physique, indicielle (projection ou empreinte lumineuse) et de la discontinuité iconique. La soudure des images spéculaire et photographique n’est donc pas métaphorique mais sémiotique. Leur commune singularité tient à ce statut hybride et ambigu d’ « icône indicielle » et à une « subtile interférence entre la contiguïté indicielle propre au rayonnement lumineux et l’intervalle représentatif propre à l’image » (Michel Thévoz, Le Miroir infidèle). Les miroirs photographiques de BMG travaillent à sceller cette coalescence en neutralisant la césure temporelle qui disjoint la photographie et le miroir. La vacuité de l’image spéculaire et paradoxalement le temps sédimenté de ces glaces, blocs d’une densité mémoriale, abolissent l’écart entre la co-présence du miroir et la temporalité toujours différée de l’image photographique. Les Gémelles éludent l’image en tant qu’elle est vouée à une réflexion sur le regard et à une mise en œuvre noématique (pour parler comme Barthes) de la photographie ou, mieux, du photographique.
Le tain du miroir a été répandu en couche mince ; il forme une pellicule, à présent altérée, sous le verre. Il est déployé comme une nappe en papier photographique glacé. La photographie du miroir est la photographie d’une surface photographique. Cet abîme — dont le cadre du miroir forme surtout l’indice — se prolonge d’un recouvrement bord à bord, pli sur pli, de l’incidence du travail photographique et de l’incidence de l’objet (le miroir-photographie) imposant sa présence immédiate. Cette construction multiplie et affole la tension interne, constitutive de la photographie, entre l’effet indiciel de traces matérielles (comme prélevées d’un espace physique source qui se trouve ici réfléchi par le miroir, c’est-à-dire quelque chose comme l’empreinte d’un reflet) et leur identification à un effet d’imitation (l’image d’une trace). L’insistance de cette tension, à travers une construction à la fois forclose, autarcique et redoublée d’abîmes, est portée jusqu’à un point d’inquiétude. Car de cet abîme, de cette construction vertigineuse dénuée de toute image, c’est-à-dire de tout substitut, comment ne ferions-nous pas l’expérience humaine concrète et, si l’on ose dire, l’épreuve ?
Une lacune, une absence creuse chacune de ces images gémelles. Les miroirs y réfléchissent une double absence, celle du photographe — ou de l’œil cyclopéen de son appareil optique — qui les fixe, tout comme celle du regardeur que je suis et auquel le miroir à présent fait face. Et il fait face à tous les sens du terme lorsque je m’envisage en lui ou que, par réversion, le miroir lui-même s’apparente à un visage ou à l’orbite d’un œil cave qui à son tour me fixe et me glace. Qu’est-ce alors que ce face à face de deux aveuglements, cette taie que cerne le cadre du miroir, offerte sans interposition au regard englouti de l’appareil photographique, cette image de rien, d’une relation spéculaire sans sujet et comme affrontée à sa propre béance ?
[On voit à présent apparaître le motif réel de la configuration gémellaire de ce diptyque dont l’inversion positif/négatif, parfaitement ambivalente, fait plus que prolonger l’instabilité visuelle du daguerréotype ou un principe essentiel à la photographie. La duplication par contact photographique direct de chacun des miroirs et leur retournement reproduit la symétrie sagittale du corps (double) et singulièrement du regard binoculaire. Mais encore, « le redoublement de l’image (…) redouble ce double premier qu’est toute image au regard de son extérieur » (Marc Le Bot, « Le corps double » in Revue d’Esthétique n° 1/2). Or cet extérieur qui est ici l’instance même du regard, oblitérée dans l’image, engage le processus de duplication dans une économie autarcique. Le dédoublement que le miroir induit ne concerne plus le sujet mais l’objet miroir et la photographie qui, en photographiant la nappe et le grain du tain, reproduit son propre procès de représentation ainsi que sa nature indicielle d’empreinte. Le pli instauré par le miroir entre le sujet et son double spéculaire se trouve dès lors comme rabattu dans l’espace propre de l’image, miroir contre miroir.]
Le trouble puissant que produit l’absence du sujet, ou de son reflet, se comprend aisément dès lors qu’on envisage à la suite de Lacan le miroir en tant qu’instrument, dans l’imaginaire, de l’identification narcissique et de la constitution de l’image du corps propre saisi dans son unité, et que l’on sait le caractère constitutif et prévalent de l’expérience de l’autoscopie spéculaire. L’effacement du sujet (photographe ou regardeur) dans le miroir détermine une expérience de déréliction mortifère. Pourtant, si toute figure humaine se trouve ici oblitérée, si « l’homme ne vient pas même se loger dans un reflet, il n’est pourtant question que de lui. De lui ou de son absence, de lui ou de l’absence, du vide qui creuse son être de l’intérieur » (Pierre Wat), mais encore de la part d’absence qui creuse toute image. La forme même du miroir qui fait face et la beauté tragique qui l’avive disent cette troublante équivoque d’une présence absente. Comme en écho aux visages spectraux des Véroniques, le miroir des Gémelles paraît tendre un linceul. Le tain est un voile. Ou peut-être une haleine embuée à la surface du miroir. Le miroir est un vide que l’image paraît combler. Il est le miroir du vide en nous. Une image de sidération dont le dénuement glacé exalte le memento mori que dit toute photographie.
Il faut souligner encore l’étrangeté dont procèdent les Gémelles dans le champ photographique. La figure d’absence qu’elles imposent et qui simultanément les creuse de pleine face tient à l’absence de visage qu’accusent, en regard, les innombrables portraits rapprochés, de face, qui traversent l’histoire de la photographie depuis son origine jusqu’à Avedon, Thomas Ruff et tant d’autres aujourd’hui. Semblablement, la fascination du miroir esquive ici le topos d’une mise en abîme de l’acte photographique — ce que l’on pourrait caractériser comme le stade du miroir de la photographie —, performance auto-référentielle dont Michael Snow a donné le prototype le plus achevé (Authorization, 1969). À l’encontre d’une mise en perspective critique de l’acte photographique, répétant les preuves de la dimension pragmatique ou performative de toute photographie — « Ce qu’on photographie, c’est le fait qu’on prend une photo », insiste Denis Roche — les Gémelles trouvent une part de leur étrangeté dans la puissance auto-énonciative que semble revendiquer le miroir/photographie. En ne réfléchissant rien d’autre qu’une coagulation de la lumière, les miroirs de BMG reconduisent la photographie à son altérité massive.
Cette figure d’absence est encore une figure d’aporie, celle-là même que révèle Hubert Damisch à propos du dispositif perspectif et que reconduit BMG : « comment, faisant face à un miroir, étant pris dans son champ, y regarder sans s’y voir, (…) ? » Or ce n’est pas seulement l’appareillage, qui peut être aisément masqué, mais de façon plus troublante l’œil (photographique), c’est-à-dire l’instance du regard, qui se trouve absorbé dans le trouble de l’image spéculaire et sous le travail de corrosion ou d’aveuglement opéré par la lumière. Cet effacement est d’autant plus stupéfiant que le miroir se dispose à une vision frontale (excluant un effet de décentrement) et que son image photographique en prise directe (c’est-à-dire sans négatif intermédiaire) et à l’échelle 1 offre une définition et une lisibilité parfaites. La prouesse technologique, pour intrigante qu’elle soit, proche des magies qui traversent les mythologies de la photographie et du miroir, engage quelque chose d’une autre gravité. L’oblitération de l’optique photographique procède du mouvement délibérément régressif, souterrainement à l’œuvre dans toutes les recherches de BMG, d’une photographie hantée par le photogramme, que Moholy-Nagy caractérisait déjà comme « l’essence de la photographie », c’est-à-dire par sa définition native d’empreinte par contact direct (que réalisent les séries des Mains ou des Astéroïdes) et dont les Véroniques livraient sous une même tonalité spectrale la métaphore mythique. C’est de ce même mouvement que procède le travail photographique de BMG lorsqu’il se rêve en tant que sculpture (les Phidias) ou gravure monotype, cherchant une consistance tactile et une épaisseur qui offrirait sa planéité mince et sa réalité optique au regard aveugle d’une saisie tactile.
L’oblitération de l’œil photographique opérée par les Gémelles entraîne la forclusion du sujet regardant et, indivisiblement, de l’appareillage photographique. Elle promeut le paradoxe d’un regard sans œil ou à l’inverse, si l’on admet que c’est le miroir ébloui qui est l’instance réelle du regard, un œil sans regard, pour s’en référer à la schize lacanienne qui pourrait bien être le sujet réel de ces photographies au miroir. Sauf à admettre de façon plus romanesque — mais est-ce si différent ? — que Bailly-Maître-Grand ait découvert, face aux masques d’effroi que lui opposaient ces miroirs vides, la nature vampirique* de son être photographique.
*Chacun sait que les vampires, par extraordinaire, n’ont pas d’image dans le miroir. La naissance de Dracula, en 1816, est exactement contemporaine de la première invention de la photographie, ainsi que l’a remarqué Charles Grivel. Coïncidence que celui-ci ne veut pas croire fortuite et qui nous invite à voir dans le vampire l’un des nombreux avatars mythiques de la photographie considérée comme thanatographie
Auteur : Jean-Pierre Greff