L’abîme métaphysique
par Olivier Schefer
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Champ, contre-champ
L’abîme métaphysique
par Olivier Schefer
Cette œuvre relate vraisemblablement un épisode de la vie du peintre, qui prend pour cadre l’île de Rügen, au nord est de l’Allemagne. À hauteur des falaises, le peintre paraît s’être représenté, adossé à un tronc d’arbre mort, les bras croisés, dans une mâle assurance. Il contemple un point éloigné, sans doute le voilier blanc au loin, ou cette roche effilée qui se dresse en contrebas. Sa jeune épouse, Caroline Bommer, qui occupe l’angle opposé, se penche légèrement en désignant l’espace inférieur ; elle se retient à la racine d’un arbuste. Les jeunes époux sont délicatement reliés par les branchages des deux arbres qui composent une tonnelle majestueuse. Le frère du peintre, Christian, qui se tient à ses côtés, fouille les herbes. Herborise-t-il tel un Rousseau allemand ? Ou, plus prosaïquement, recherche-t-il ses besicles égarées ? A moins qu’il ne se prosterne, tête nue, devant cette nature que les romantiques célébraient parfois à l’égal d’une divinité ? Ces deux hommes représentent peut-être deux âges de la vie, ou plus sûrement, suggère Werner Hofmann, un double portait de l’artiste attentif à l’immensité comme aux détails infimes du monde. Friedrich réunit au sein d’un même espace, comme il le fait souvent, le lointain et le proche (la mer, les brins d’herbe), ainsi que la clarté presque aveuglante des falaises crayeuses (Kreidefelsen auf Rügen dit le titre original), et la bande sombre de terre du premier plan. De là vient sans doute le sentiment quasi hypnotique que procure la peinture de Friedrich, tout à la fois idéaliste et réaliste.
Une inquiétude parcourt toutefois cette scène faussement anecdotique. Car cette œuvre qui nous promet l’horizon ne nous livre qu’une mer plate et sans profondeur, une surface liquide qui remplit les falaises à la manière d’un entonnoir. Emportés dans notre élan panoramique, nous butons sur cette surface d’aplomb. Les deux voiliers blancs, presque juxtaposés, dessinent une ligne verticale reliée plus bas à une faille, derrière laquelle on devine la présence du vide. Car c’est dans ce que nous ne voyons pas que tout a vraiment lieu, et l’œuvre est la mise en scène d’un espace caché. Le tableau est attiré vers ce point aveugle, que la jeune femme désigne du reste les yeux fermés. Voici donc unpaysage vertical, organisé à partir d’un à pic vertigineux proprement sublime. Edmund Burke, le théoricien anglais du sublime, estime que« nous sommes davantage frappés lorsque nous abaissons les yeux vers un précipice que lorsque nous les élevons vers un objet d’égale hauteur».. L’abîme est seulement suggéré par Friedrich, puisque c’est en nous que réside l’intériorité insondable, celle qui fait écho au gouffre physique. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le peintre a pris soin d’ouvrir comme une plaie au rebord de la toile, de sorte que l’abîme métaphysique touche quasiment le cadre objectif du tableau.
Auteur : Olivier Schefer