Un tableau reliquaire
par Pascale Dubus
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Pascale Dubus
Attestée dès l’Antiquité, la pratique de l’ex-voto -tableau, objet ou plaque portant souvent une formule de reconnaissance en accomplissement d’un voeu ou en remerciement d’une grâce obtenue- est demeurée vivace jusqu’au XIXe siècle, surtout dans les arts populaires. Cet usage s’apparente à un acte de foi dont la mission est de rendre public un voeu ou une requête afin de propager la réalité d’un miracle advenu. Parmi les quelques exemples d’ex-voto exécutés par des artistes prestigieux, L’ex-voto de 1662 de Philippe de Champaigne (1602-1674) est particulièrement remarquable puisque s’y trouve restitué l’instant miraculeux de la guérison de sa fille, Soeur Catherine de Sainte Suzanne, religieuse à Port-Royal. Par cette oeuvre, Champaigne entendait manifester sa gratitude au Christ comme l’atteste l’inscription peinte dans la partie supérieure gauche du tableau.
AU CHRIST UNIQUE MÉDECIN DES CORPS ET DES ÂMES
La soeur Catherine Suzanne de
Champaigne après une fièvre de quatorze mois
qui avait effrayé les médecins par son caractère tenace et l’importance de ses symptômes
alors que presque la moitié de son corps était paralysée
que la nature était déjà épuisée et que les médecins l’avaient abandonnée
s’étant jointe en prière avec la Mère Catherine Agnès
en un instant de temps ayant recouvré une parfaite santé
s’offre à nouveau.
Philippe de Champaigne
cette image d’un si grand miracle
et un témoignage de sa joie
a présenté
en l’année 1662.
(traduction : Louis Marin).
D’évidence, le texte figuré ne fait pas qu’inscrire l’oeuvre dans le registre de l’ex-voto, il recouvre une importance capitale dans la composition. Outre le volume qu’il occupe au sein du tableau, l’épigraphe participe directement à l’organisation spatiale de l’oeuvre. Dans l’agencement ternaire des formes, l’inscription feinte rompt la symétrie induite par les figures. Qui plus est, le lieu est frappé d’irréalité dans la partie gauche du tableau : alors que les pans de murs se croisent à angle droit derrière Soeur Catherine, et qu’une légère fissure est figurée à droite du faisceau de lumière, le mur sur lequel se trouve l’inscription perd toute consistance. Il n’est plus objet imité du réel, mais devient fond sans qu’on puisse assurer avec certitude s’il est un support textuel ou si l’inscription flotte en avant-plan. La densité de la paroi dont la lézarde est l’indice s’abîme dans une solution de continuité destinée à créer un espace propre à l’inscription et à sa lecture.
Or, ce que donne à voir l’oeuvre de Champaigne, c’est très précisément ce que donne à lire le texte de L’ex-voto : la grâce accordée en un instant de temps. Le peintre a opté pour la figuration de la prière pendant laquelle Mère Agnès de Saint-Paul eut « un mouvement d’espérance » suivi le lendemain du rétablissement de Soeur Catherine. L’oeuvre fait fusionner les temps de l’invocation et de la guérison. Mais comment faire voir l’instant miraculeux ? Entre les deux figures, un faisceau lumineux dont le foyer se trouve au-delà de la surface peinte diffuse une clarté qui s’interrompt brusquement. A l’instar de la distribution des valeurs dont les anomalies confèrent à l’éclairage une fonction symbolique, le faisceau possède un mode de propagation singulier : les rayons traversent les objets et dessinent un cône diaphane dans le prolongement duquel se trouvent les mains jointes de Mère Agnès surplombant les jambes inertes de Soeur Catherine. Le contenu de la prière est soudain révélé, et l’instantanéité de la grâce suggérée à la lisière du faisceau lumineux et du texte peint. Derechef, nous sommes renvoyés à l’inscription, laquelle rend visible l’invisible et régit l’espace de visibilité tout en y suppléant. En abritant texte et image où s’enchâsse le souvenir du miracle accompli, L’ex-voto de 1662 fonctionne comme un reliquaire.
Auteur : Pascale Dubus