Quand Marc Trivier rencontra Cioran
par Yannick Vigouroux
BIOGRAPHIE
Quand Marc Trivier rencontra Cioran
par Yannick Vigouroux
«Tout commentaire d’une œuvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n’est pas direct est nul.»
Cioran, Syllogismes de l’amertume.
Il est tentant de suivre à la lettre le jugement délicieusement péremptoire de Cioran… Avant de redécouvrir ce syllogisme, je n’avais d’ailleurs pas l’ambition de livrer dans les lignes qui suivent un commentaire direct et conventionnel du travail photographique de Marc Trivier. Mais prenant justement comme prétexte ou amorce de mon texte un portrait de Cioran réalisé en 1983, j’aimerais proposer quelques digressions, quelques échos sans doute plus littéraires qu’analytiques ou critiques. Et, parfois, pour le plaisir de contredire un nihiliste qui n’était pas hostile, bien au contraire, à la contradiction, je proposerai quand même, ici et là, quelques pistes de lecture*. Car, j’en suis convaincu, quand bien même ces commentaires ne seraient que « bibeloterie intellectuelle », les mots – les miens y compris – ont le pouvoir de guérir bien des maux (si ce n’est de l’existence elle-même).
Comparons le portrait de Cioran par Trivier (Cioran, 1983) avec celui que prend Richard Avedon quatre ans plus tard (Cioran, 1987). Dans le second cas, l’écrivain âgé se tient debout et bien droit face à la chambre grand format de l’Américain. Pas de sourire, de toute façon jamais dans les photos le représentant. Vêtu d’un pardessus sombre, Cioran semble comme tant d’autres modèles scruter l’énigme de son image en train de se faire, qu’il construit, il semble le savoir, autant que l’opérateur. Mais l’appareil-photo est pour le modèle un miroir aveugle et on ne sait jamais très bien ce qu’il en sortira… Ses mains ridées d’écrivain, dont il ne sait que faire (comment placer ses bras lorsque l’on pose ? Faut-il les laisser ballants, croisés avec détermination, ou dans ses poches avec une insouciance et désinvolture feintes ?) pendent contre son corps. Dans le portrait de Trivier, reproduit parfois sans que le nom du photographe apparaisse**, Cioran pose assis, dans son cadre de vie et de travail quotidiens, le célèbre appartement mansardé de la rue de l’Odéon. S’il semble plus ramassé sur lui-même, c’est parce qu’il pose dans un espace exigu. Son corps noueux de vieillard semble comprimé par le manque de recul de la pièce, comme un écho à l’étroitesse du carré du dépoli du Rolleiflex. Son regard est indirect, presque absent. Tout semble en effet, lorsque l’on connaît son œuvre, s’être joué pour lui dans sa vie intérieure. Atteint de sénilité, Cioran ne mourra qu’en 1995, de mort naturelle, et non du suicide dont il aura toute sa vie vanté les mérites…
Alain Fleischer écrit que « Le portrait comme genre est au cœur de la photographie. Peut-être en est-il le cœur, c’est-à-dire à la fois ce qui anime sa fixité, ce qui la fait battre, et ce qui est le centre absolu de son projet » (Alain Fleischer, « Gros plan sur le portrait (Photographie et Cinéma) », Faire le noir, notes et études sur le cinéma, éditions Marval, Paris, 1995, p. 91). Pour réaliser les portraits des écrivains et artistes qu’il admirait, Trivier a beaucoup voyagé dans les années 1980, empruntant des navires marchands pour les longs trajets. Il a ainsi immortalisé Jean Genet à Rabat en 1985. Pendant l’année 1983, celle du portrait de Cioran, Trivier a aussi rencontré Samuel Beckett : sur la photo, l’écrivain ressemble à un vieil homme maigre, noble et humble à la fois, distant et pourtant accessible, comme détaché des contingences de ce monde. La tablette vide d’un secrétaire ouvert évoque de manière très elliptique, presque par défaut, son activité d’écrivain. Cioran dressait de lui ce portrait sept ans plus tôt : « Pour deviner cet homme séparé qu’est Beckett, il faudrait s’appesantir sur la locution “ se tenir à l’écart ”, devise tacite de chacun de ses instants, sur ce qu’elle suppose de solitude et d’obstination souterraine […] Beckett, on l’imagine très bien, quelques siècles en arrière, dans une cellule toute nue, non entachée du moindre décor, même pas d’un crucifix. Je divague ? Qu’on se rappelle alors le regard lointain, énigmatique, « inhumain » qu’il a sur certaines photos » (Cioran, « Beckett, quelques rencontres », 1976, Exercices d’admiration, essais et portraits, 1986.) Lorsqu’on regarde la galerie de portraits accumulés par le photographe belge – comme l’on feuilletterait l’album d’une grande famille d’élection (la seule vraie famille qui soit ?) –, l’on a l’impression de s’approcher d’un épicentre biologique, sinon d’un point névralgique. D’un nœud d’étranglement lumineux et corporel : l’opacité du réel semble dans un second temps, peut-être grâce à la modestie des moyens techniques employés (un vieux Rolleiflex bi-objectif qu’utilisait le père du photographe) se dénouer dans les mains contorsionnées de Jean Dubuffet (Jean Dubuffet, Paris, 1983) comme celles d’un anonyme (Roger H, Liège, 1984), ou encore les branches squelettiques d’un arbre rabougri photographié sur la côte anglaise (Arbre I, Folkestone, 1986). Hérité du style documentaire, le mode opératoire de Trivier évoque aussi celui des pionniers de la photographie : la personne pose assise sur une chaise face à l’appareil fixé sur un trépied, presque toujours en intérieur. Une source lumineuse unique et naturelle – une fenêtre – vient éclairer la scène.
Marc Trivier réalise aussi dès le milieu des années 1980 des prises de vue à la box, ce modeste appareil ancien et amateur – le premier de l’histoire de la photographie – doté seulement d’une lentille. Il franchit ainsi une étape supplémentaire dans la mise à nue, le dépouillement du mode opératoire réduit à sa plus simple expression. Les paysages brumeux qu’il enregistre donnent le sentiment d’une saisie brute et directe, libérée des prothèses techniques ou technologiques encombrantes des appareils classiques. Le boîtier n’est pas parfaitement étanche à la lumière : celle-ci « brûle » donc la scène dans ses marges, déborde des liserés noirs en traînées blanchâtres, doucement incandescentes. « Nous ne devrions parler que de sensations et de visions — car elles n’émanent pas de nos entrailles et ne sont jamais véritablement nôtres » estime Cioran (Aveux et anathèmes, 1987). C’est justement l’impression que produisent les paysages pris à la box. Autre point commun, Trivier semble partager le pessimisme lucide, cette conscience flottante et en même temps aiguë du monde dont Cioran avait fait l’expérience pendant ses insomnies. Ne jamais emprunter les idées des autres, se contenter de brûler des mots et des images éphémères qui ne seraient que des flammèches sensitives… « On ne répond pas, on balbutie, on s’évertue à inventer du sens. Pas celui que produit l’imposture de la causalité, mais juste des mots et des images comme les allumettes que craquait la petite fille du conte d’Andersen, pour ouvrir une brèche dans l’obscurité et le froid, pour s’illusionner***. » constate le photographe qui s’est surtout consacré ces dernières années, comme ses illustres modèles, à l’écriture.
Voilà ce qui est en jeu en effet dans les photographies à la box de Trivier, et dans ce portrait de Cioran — à l’image des maximes péremptoires de l’écrivain qui sont avant tout l’expression du doute, la seule vraie croyance permise ! —, portrait dont l’appartement minuscule redouble le carré du Rolleiflex 6X6 cm : il s’agit moins de dresser un inventaire photographique d’une catégorie donnée de la population (en l’occurence des artistes et écrivains célèbres, âgés, que Trivier admirait), comme put le faire dans les années 1920 et 30 August Sander, mais de retourner l’utopie contre elle-même : faire une photo à la box, aux bords brûlés par la lumière, à la surface parsemée d’accidents multiples, ou adopter le style documentaire relève en fait de la même démarche. Si dans ce portrait de Cioran, l’auteur âgé semble si présent, si « réel », c’est parce qu’il s’agit d’une forme d’autoportrait et en même temps d’anti-portrait. Les deux auteurs croient au pouvoir des mots et des images, mais ce sont avant tout des croyants qui doutent.
*Cioran s’est en effet lui-même autorisé des commentaires d’œuvres, sur la musique classique ou encore la peinture hollandaise… Il a aussi écrit : « Seules les contradictions essentielles et les antinomies intérieures témoignent d’une vie spirituelle féconde, car seules elles fournissent au flux et à l’abondance internes une possibilité d’accomplissement », « Sur les cimes du désespoir », 1934, in Œuvres complètes, Quarto Gallimard, Paris, 1995, p. 45.
**Dans les Œuvres publiées chez Quarto Gallimard en 1995, son nom figure p. 1505 alors que la seule mention accompagnant p. 31 une variante de ce portrait dans Le Magazine littéraire n°327, déc. 1994, est « collection particulière ».
***Marc Trivier, Le Paradis perdu, Yves Gevaert éditeur, Bruxelles, 2001.
La majorité des photographies de Marc Trivier évoquées dans cet article ont été publiées dans le catalogue de l’exposition que lui a consacré le Musée de la photographie de Lausanne et le Centre Régional de la Photographie Nord – Pas-de-Calais en 1988.
Auteur : Yannick Vigouroux