A l’écart de l’œil mort de la Synagogue
par Pierre-Olivier Douphis
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Pierre-Olivier Douphis
Jésus de Nazareth est mort. Il est étendu au pied de la croix d’où l’on vient de le détacher. Quatorze personnes de ses proches l’entourent. Certains l’ont connu physiquement (la Vierge Marie, Maria de Magdala…), d’autres le connaissent spirituellement (saint Dominique, la bienheureuse Villana de Bottis…). Jésus est mort à l’écart de la ville, en dehors de la haute et froide muraille percée d’une unique porte sombre. A gauche, l’espace s’ouvre vers le lointain sur une campagne vallonnée où l’on voit d’autres villes fortifiés.
Cette situation, en périphérie de la cité, donne tout son sens à la Lamentation de l’Angelico. Avec cette œuvre, le moine peintre instaure une opposition majeure entre le groupe de personnages du premier plan et la ville, au fond. Ainsi, le gris-brun uniforme de la muraille détonne-t-il avec les vêtements multicolores des saints et des bienheureux qui font cercle autour du mort. A l’anonymat et à l’éloignement des habitants de la ville s’oppose la douloureuse et immobile présence des personnages entourant le Supplicié. La multitude grouillante, que l’on devine à l’intérieur de la cité, peut être opposée ( fût-ce in absentia) avec les quelques personnages du premier plan. Quant à la temporalité de la vie « séculière », elle répond à l’intemporalité de la vie religieuse et du recueillement. Par un curieux effet de style, le groupe des proches de Jésus, tournant le dos à la ville close, apparaît comme une huître ouverte dont la perle-Christ s’offrirait aux spectateurs.
De son côté, la ville est repliée sur elle-même, murée dans sa suffisance, confiante, insultante. Elle est comme un animal obscène dont l’œil observant la Lamentation serait figuré par la porte des remparts . Est-ce par cette porte que Jésus est entré, accueilli comme un roi, le jour des Rameaux? Toujours est-il que c’est par cette ouverture qu’il est sorti, honni, pour se faire crucifier. Une semaine après l’avoir accueilli, Jérusalem l’a rejeté, puis ayant nié sa divinité, l’a mis à mort.
C’est en périphérie de la Jérusalem terrestre, où règne l’aveuglement et le péché, que naît le Royaume de la Rédemption, au milieu de la nature aux accents paradisiaques. Le Christ est devenu le centre du rayonnement d’une énergie inouïe (le premier plan de l’œuvre est beaucoup plus clair que le fond). C’est de ce noyau que va se propager la nouvelle religion, non pas en direction de la ville mais, bien plus loin, vers cet horizon qui s’ouvre au-delà de la cité, sur la terre entière. Entre le monde de l’Ancienne Alliance et celui de la Nouvelle se dresse la Croix, dans une complète frontalité. Plantée au milieu du champ, elle marque une terrible frontière : elle empêche le regard de se poser sur la cité et le détourne vers la communauté des chrétiens. L’œil spectateur, qui se trouve au sommet de la pyramide de la vision perspective (chère à Alberti), a une vision idéale sur la scène. Il s’oppose en cela à la porte de la ville. Celle-ci, décalée vers la droite, est devenue un point de fuite inactif. L’œil vivant du spectateur se confondrait ainsi avec celui de l’Eglise et s’opposerait à l’œil mort de la Synagogue.
Auteur : Pierre-Olivier Douphis