Une asperge seule
par Anne Beyaert
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
L'ingénue modernité du lapin
Une asperge seule
par Anne Beyaert
L’anecdote est célèbre. Parce que la somme payée par le commanditaire, Charles Ephrussi, excédait le prix fixé pour son tableau, Une botte d’asperges, Edouard Manet lui offrait L’Asperge, toute seule, en supplément. Si, pour la petite histoire, l’asperge solitaire peut donc provenir de la botte, elle incarne pourtant des projets picturaux bien différents et des univers sémantiques antagonistes. Examinée à l’aune de la biographie de l’artiste, la botte évoque les natures mortes composées sur un objet unique réitéré telles Les Pêches, peintes la même année, La Corbeille de fraises ou La Corbeille de poires de 1882, tandis que L’Asperge rappelle les fruits isolés, pomme sur une assiette ou poire, représentées sur des toiles minuscules ou la marge claire du papier à lettres.
S’il fallait toute la hardiesse d’un Manet pour aborder, dans cette série de tableaux tardifs, la rayonnante solitude d’un citron qui trône, méthodiquement asymétrique, sur son assiette d’étain, l’aventure de L’Asperge révèle une audace plus grande encore qui dépasse l’anecdote de la “prime au commanditaire”. Comment représenter un légume aussi inhabituel, longiligne et pâle, en se privant de surcroît du secours de la botte qui, accordant dès l’abord l’ampleur qui lui manque, garantit un certain niveau de présence ?
Manet y parvient en modifiant totalement le contexte. La botte d’asperges était posée sur l’écheveau vert ardent de ses feuilles, contre un fond sombre, tandis que l’asperge esseulée se satisfait d’un tableau deux fois plus petit. Elle inverse en outre l’orientation latérale de la botte tout comme elle inverse l’inscription de la signature de l’artiste, tracée comme à la hâte en haut du tableau. Surtout, elle abolit la vision frontale pour suggérer une perspective cavalière, un léger surplomb qui fait de la table un fond commode pour la figure. Ainsi, le contraste clair-obscur n’opère-t-il plus de façon globale, entre la botte « ligotée” et la plage sombre qui occupe la moitié haute du tableau mais il devient un ensemble de contrastes discrets, répartis sur la totalité de la toile. Il oppose tout d’abord le mince triangle sombre découpé au premier plan à droite et la pointe de l’asperge située à gauche, juste au-dessus, le pied clair de l’asperge se détachant sur le triangle et y mêlant son ombre. Ainsi, la ligne descendante de l’asperge peut-elle conduire le regard de la pointe à l’angle, d’un pôle sombre à l’autre et, rencontrant la ligne ascendante du bord de la table, structurer solidement la composition. Un dispositif de traits, tracés plus que peints, souligne encore la diagonale de l’asperge et vient strier de son rythme sévère la grande plage grise de la table jusqu’en haut du tableau que borde une marge sombre. Livrée au jeu raffiné des tonalités, au diagramme implacable du fond,L’Asperge apparaît alors dans un camaïeu de jaune, de rose, de vert et de mauve traités en touches parcimonieuses mais restitués, par ce minimalisme même, avec un éclat extrême.
En quête d’appui, le regard se montre alors attentif au moindres écarts de la couleur, de la lumière et des lignes et, lorsqu’ils rompent avec le sévère diagramme, ces décalages esquissent une sorte de figure par effraction.
Contre toute attente, la petite chose insolite prend alors un poids de présence inouï. Elle devient un corps qui interroge le nôtre, moins par les grâces communes de la métaphore -la métaphore sexuelle, souvent invoquée- qu’en vertu de propriétés strictement directionnelles. Dans la relation intersubjective, l’asperge peut en effet être ressentie comme un alter ego en vertu d’une procédure d’ajustement de notre corps au sien. Une telle procédure, qui engage notre corps tout entier plutôt que notre seul regard dans la reconnaissance de l’autre, suppose la confrontation de deux schémas corporels dissemblables où les différences viennent inquiéter notre identité. En ce sens, si l’asperge est un alter ego possible, c’est que nous avons aperçu cette horizontalité qui “fait signifier” son chromatisme, accordant à ce qui pourrait n’être après tout qu’un tendre jaune de Naples à peine violacé, une « lividité” très dérangeante. Son horizontalité comprise, L’Asperge n’est plus rien d’autre qu’un cadavre blafard où l’alliance du beige et du bleu évoque irrésistiblement les christs morts, tel celui du retable d’Issenheim de M. Grünewald ou, plus troublant encore avec sa dépouille raide aux extrémités noires et crispées, le Christ mort d’Holbein le jeune du musée de Bâle. Et si jamais elle évoque encore un sexe, c’est au prix d’une connotation tragique qui l’emporte vers la mort en suivant la pente douce mais irrésistible qui mène le regard jusqu’au trou béant du bord de la table.
Tous les points du tableau n’ont pas la même valeur et cette implacable diagonale descendante repoussée, qui plus est, au plus bas du tableau, pourrait correspondre à des valeurs profondément dysphoriques. En cela, l’univers de sens, morbide mais si délicat de L’Asperge serait bien différent de celui d’Une botte d’asperges, vaguement euphorique sur son lit de feuilles.
En somme, Edouard Manet n’a pas seulement offert une asperge supplémentaire à son généreux commanditaire mais il a introduit un univers second auprès du premier qui le dialectise et en enrichit considérablement le sens.
Auteur : Anne Beyaert