L’énigmatique Brutus
par Philippe Marcelé
BIOGRAPHIE
L’énigmatique Brutus
par Philippe Marcelé
Cela se passe sous la nouvelle République romaine, fondée en 508. Brutus est consul et a deux fils, Titus et Tibérius qui trempent dans une conspiration inspirée par la famille de leur mère, les Vitellii. Brutus n’hésite pas à les faire décapiter et à assister à leur exécution. C’est cette dernière scène que David avait pensé représenter, comme en témoigne un dessin découvert après sa mort. En fait son tableau, qui sera exposé en 1789, exactement au moment de la prise de la Bastille, situe l’histoire un peu plus tard, quand les licteurs rapportent à Brutus le corps de ses fils. Tel est le titre du tableau du Louvre.
L’argument est bien dans la lignée du néoclassicisme et de la hiérarchie des genres. C’est un tableau dit de « grand genre » qui, comme le Serment des Horaces exposé au salon de 1785, exalte avec une grande austérité des moyens, les vertus civiques, romaines, dans l’esprit des Lumières, dans l’esprit de Diderot surtout, qui n’avait pas de mots trop durs contre l’art léger et frivole du rococo, cet « art de l’éventail », comme il disait. Mais dès qu’on entre dans le tableau rien ne va plus ! Les schémas de la rhétorique classique sont bouleversés. On s’attend à trouver le rôle-titre, je veux dire Brutus, à la place d’honneur, au centre de la toile. Or, au centre, il n’y a rien… ou si peu, une corbeille à couture, symbole de l’univers féminin ou d’une paix domestique à jamais perdue. Et encore, dans la dernière esquisse, elle ne figurait pas ! Brutus lui, est relégué dans l’obscurité (sauf ses pieds !) en bas dans le coin gauche, à tel point qu’il faut presque le chercher.
Des corps des fils, un décadrage, qui compte parmi les plus audacieux de l’histoire de la peinture, ne nous en laisse voir que les pieds et les mollets. En fait, ce que l’on voit le mieux, ce sont les femmes. Ce sont elles que désigne la perspective du carrelage et des colonnades, et surtout, ce sont elles que désigne la lumière. Nous en venons à douter du sujet. Le tableau apparaît divisé en deux parties. Dans la partie gauche, la plus étroite d’ailleurs, est entassé ce qui constitue le sujet annoncé : Brutus, ses fils, les licteurs, la statue symbolique de la cité…Mais dans la partie droite, bien plus aérée, se situerait le sujet véritable. Une lettre de David, datée du 14 juin 1789, à son ami Wicar, pourrait bien nous conforter dans ce sentiment :
« C’est Brutus, homme et père, qui s’est privé de ses enfants et qui, retiré dans ses foyers, on lui rapporte ses deux fils pour leur donner la sépulture. Il est distrait de son chagrin, au pied de la statue de Rome, par les cris de sa femme, la peur et l’évanouissement de la plus grande fille. »
Seulement, voilà ! À le bien regarder, le tableau ne correspond pas vraiment à la description que David nous en donne. Brutus n’est nullement distrait : ni par les cadavres de ses fils qui ne parviennent pas à le faire se retourner, ni par les femmes auxquelles il n’accorde pas même un regard.
Tout au plus a-t-il un mouvement léger de la tête, un geste suspendu du bras… Mais il reste enfermé dans sa solitude supportant tout à la fois, le poids du devoir, au sens cornélien du terme, que symbolise la statue de Rome, et le poids de ses sentiments, qu’extériorise (pour lui ?) le groupe féminin. Cependant, c’est par lui que tout advient : il a bien le rôle principal. Mais on ne peut l’atteindre d’emblée, seulement au terme d’un parcours qui, partant des femmes, suit l’injonction du bras tendu de l’épouse : il nous faut franchir la barrière de la colonne pour tomber sur les fils et glisser le long de la statue jusqu’à lui. À moins qu’on ne préfère partir des fils en passant par les femmes ? Mais qu’importe le parcours si l’arrivée est toujours Brutus. L’important est qu’il y ait parcours.
Le regard est projeté et ricoche comme une boule dans un billard. Et chaque trajectoire aboutit à une séquence. L’œuvre est curieusement compartimentée. Que les puristes pardonnent l’hérésie de mon propos, mais l’œuvre -et ce n’est pas le moindre de ses mérites pour moi- m’apparaît presque comme une planche de BD. On n’aurait pas besoin de la bouleverser beaucoup pour la fractionner en cases : une case pour les femmes, une case pour les fils, une case pour Brutus, une case centrale pour la corbeille. Des planches de McCay ou de Moebius connaissent ce type d’organisation.
Cette fragmentation est féconde, car elle nourrit les confrontations. Confrontations plastiques entre les horizontales ; les verticales et les obliques ; entre l’ombre et la lumière. Mais confrontation thématique aussi, entre le monde des hommes et celui des femmes, entre la société civique et le noyau familial. Il y a quelque chose de quasi hégelien dans ce tableau de David. Que l’on pense à la dialectique du masculin et du féminin dans la Phénoménologie de l’esprit.
L’œuvre a désorienté la critique d’alors qui lui a reproché son manque d’unité. C’est qu’en effet, elle rompait avec la narration classique qui se devait de se donner complètement d’emblée, selon la règle des trois unités. C’est encore ce manque d’unité qui, en 1850, gêne Delécluze, pourtant ancien élève de David et défenseur de son l’héritage.
Néoclassique le Brutus est paradoxalement une œuvre en rupture avec le classicisme. Elle concrétise pour la première fois pleinement, me semble-t-il, le concept révolutionnaire de « ligne de liaison », inventé par Diderot et qu’il avait cru (ou fait semblant croire) découvrir dans le tableau de Doyen, le miracle des Ardents, Auteur : Philippe Marcelé