En amour, comme en art
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BIOGRAPHIE
En amour, comme en art
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Dans l’expression de la jeune fille, se lit aussi bien la résignation que la feinte de la résignation. La maquerelle, qui vante les charmes de la fille, a dévoilé les seins de cette dernière qui, pour ce jeune connaisseur, devraient d’abord avoir valeur “d’argument plastique” ! Mais, d’évidence, cela ne suffit pas au peintre puisque ce dernier, du bout de son bâton, tente de relever le jupon de la belle. Ce faisant, l’artiste, fait montre d’un détachement bien offensant . Nonchalamment appuyé contre le meuble, il retrousse le vêtement de la fille comme on retournerait du pied un objet curieux. La fille sera sa chose.
Derrière le peintre, posée sur un chevalet, un grand canevas vierge est là qu’il va s’agir de couvrir de couleurs équivalentes à celles de du modèle, complaisamment exhibé par l’entremetteuse. Dans un conte intitulé Le portrait ovale, Edgar Poe parle du transfert mortel qui consiste à déréaliser un personnage pour l’incarner sur la toile. Le tableau de Fragonard n’a pas, d’évidence, la dimension fantastique de ce récit quasi mythique ; il reste que la sourde inquiétude qui se manifeste ici nous entretient, elle aussi, d’un « passage » dont Fragonard induit les prémices : du lit-sofa (où se trouve maintenue fermement la fille) au monde peint ( où la figure idéalisée du modèle sera censée s’ébattre) une continuité peut être établie. Mises à part les quelques pièces de monnaie glanées pour les séances de pose , il y a fort à parier que la métamorphose du modèle en accorte nudité ne se fera pas sans contre-partie …
On sait ce qu’il en est du mot “croquis” (le dessin de l’esquisse) dans ses rapports avec la consommation, à tous les sens du terme : croquer, on le sait, est un verbe où l’oralité dit à la fois le plaisir du palais et le désir sexuel (croquer dans le fruit défendu). Les débuts du modèle de Fragonard est, à cet égard, un tableau “gourmand”, où la réticence féminine – sincère ou non – n’est montrée que pour baliser l’étape d’un parcours. Mais – on l’a compris- la trame érotique de cette peinture de genre est exaltée pour qu’un autre propos se fasse entendre. L’alacrité avec laquelle Fragonard brosse sa toile devient la métaphore toute trouvée du feu même de l’art, à l’état naissant.
L’atelier du peintre est un thème pluricentenaire ; Fragonard sacrifie à la tradition, avec cette caractéristique affirmée, toutefois, qui veut que l’artiste réinvente la nécessité de livrer au spectateur son art poétique. A bien y regarder, Les débuts du modèle est, en effet, plus qu’un première rencontre , si violente soit-elle ; c’est déjà une leçon de peinture en acte qu’il s’agit, leçon au cours de laquelle l’artiste et son “assistante” installent le modèle pour voir “ ce que cela donne ”. Le bâton d’appui du maître de céans n’est pas un pinceau ou un porte-mine, mais c’est tout comme, dans la mesure, justement, où l’artiste impose et dispose, “prévisualise “ en somme, c’est-à-dire compose son œuvre. Bien que prisonnier des bras de la matrone, le modèle, – qu’un émoi léger empourpre – annonce, à son corps défendant, ces charmantes allégories affectionnées par les collectionneurs du temps.
Les deux femmes forment un groupe que sa cohésion – justifiée par le rôle de chacune – assigne clairement au domaine des choses apprêtées : on veut dire que cette portion du tableau évoque une scène au sens dramatique du terme, si tant est qu’on veuille reconnaître ici la marque du théâtre sur la peinture ; alors que, pour sa part, le peintre-manipulateur, cantonné dans la partie droite, ravale cette dernière, au rang de coulisse. Le peintre se conduit, de fait, tel un ordonnateur à la fois despote et taquin.
Un détail, in fine, fait signe qui crée un léger trouble en cet instant où la badinerie le dispute secrètement à son contraire. Au premier plan, le tiroir ouvert du meuble d’où sort un chiffon, nous dit que quelque chose échappe, mine de rien, au décorum. Par contiguité (ou par analogie, comme on voudra), ne s’agit-il pas de nous faire comprendre que le dilettantisme amusé et hautain du peintre n’est qu’un air de façade ? Et que le débraillé (un débraillé moral s’entend) n’est peut-être pas seulement du côté de la fille ?
Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle