Se faire plumer
par Marion Maillard et Pierre Fresnault-Deruelle
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Marion Maillard et Pierre Fresnault-Deruelle
Pour ce qui regarde, au XVII°siècle, « l’ invention » des sujets de la peinture de genre, la partie de cartes est un prétexte tout trouvé : quelque chose se trame entre deux, trois ou quatre personnages dont l’enjeu dépasse (ou peut dépasser) la manifestation de la simple convivialité. Associé, souvent, au partage du vin ou au plaisir de la chair, le jeu -parce qu’il atteint vite au » divertissement » pascalien- a valeur allégorique. La marque du Destin s’y devine.
Trois joueurs de cartes et une servante sont réunis autour d’une table. Les bouches sont closes, les gestes et les regards suspendus. Ces gens sont sans doute en train de disputer une partie de prime, ancêtre du poker. Au XVII°siècle, les jeux de hasard, de dés et de cartes, sont très pratiqués, bien que l’Eglise les condamne (les joueurs sont menacés d’excommunication) et que le Roi les interdise.
Les parties sont infiltrées par des tricheurs professionnels ; de fortes sommes sont communément pariées. Les pièces d’or, qui s’étalent, ici, sur la table (des pistoles d’Espagne, monnaie utilisée à l’époque) expliquent la tension qui règne. Le tableau de La Tour s’inscrit dans une lignée inspirée, pour partie, des scènes d’intérieur. De fait, les peintres flamands, hollandais et français reproduisent volontiers, visites et rendez-vous, intrigues amoureuses, scènes de cabarets, etc. Ce qui donne naissance à des toiles comme celle de La Tour, pour ne rien dire de certaines œuvres de Pieter de Hooch ou Cornelis de Man, chez qui des parties de cartes sont attestées. > L’esprit libertin, qui imprègne cette œuvre, se repère à différents indices, comme la taille et le nombre des perles portées par la joueuse, au centre de la toile, perles » déclinées » en bracelets, collier, pendants d’oreille et autre diadème.
Au-delà de la symbolique sensuelle qu’on leur prête dès la Renaissance, ces bijoux constituent l’attribut de l’amour vénal. Ces perles nous disent que cette femme est une courtisane, bien différente des Marie-Madeleine repentantes, dont les colliers -rompus- gisent aux pieds de ces dernières. Les plumes, qui ornent chapeaux et turbans, maintes fois représentés dans les scènes galantes (Molière raillera ces colifichets), participent également de l’idée d’une vie facile, voire licencieuse.
La servante, de profil, tend un verre de vin à sa maîtresse, tandis que sa main gauche maintient fermement le goulot d’une bouteille pointant, sans doute, le jeune blanc-bec qu’il s’agit de « mettre à sec « . Le joueur de gauche tire un as de carreau d’une ceinture de soie, assez large pour contenir des cartes, ce qui laisse penser que l’homme est un tricheur qui sait son métier.
Le trio se caractérise par ses regards obliques, qui exclue le personnage à droite, décidément considéré comme le » pigeon » qu’il faut « plumer » ? D’où le flamboyant panache du jeune benêt, qui n’est pas sans rappeler celui qu’a peint Caravage dans sa » Diseuse de bonne aventure « . Tout oppose donc les deux personnages installés en vis à vis : le jeune homme, vêtu de riches et brillantes étoffes bien ajustées, qui va se faire posséder, et le filou, dont les aiguillettes pendantes disent le débraillé tant physique que moral. Tel un fauve, le tricheur, le visage resté dans l’ombre, guette sa proie, alors que celle-ci, avec son air gourmé, incarne la crédulité même. Et ce fils de famille de courir à sa perte, dont la bouche gourmande trahit les appétits qui l’assaillent.
> L’éclairage latéral accuse les contrastes, conférant à l’ensemble de la scène un air dramatique. Le fond, sans profondeur, d’un noir étale (défalcation faite d’une discrète encoignure) fait ressortir d’autant les protagonistes, comme détachés abstraitement. En costume d’époque (nous sommes sous Louis XIII), mais paradoxalement arrachées au temps et à l’espace, c’est pour toujours que ces figures se prêtent au jeu de l’humaine comédie.
Comme dans » La diseuse de bonne aventure » (pas celle de Caravage, déjà citée, mais celle de la Tour, cette fois), la tension entre les protagonistes est contrecarrée par tout un appareil de formes rondes : têtes, chapeaux, épaules, seins, coudes ; à quoi s’ajoutent force particolari : nœuds, damiers, entrelacs, toutes formes prises, a leur tour, dans le réseau » fédérateur » constitué par la double et sinueuse ligne des mains et des regards. Parmi ces derniers, le regard de la courtisane nous frappe particulièrement. Inquiétant, lunaire, énigmatique, il est le chiffre de toute la fausseté du monde.
Auteurs : Marion Maillard et Pierre Fresnault-Deruelle