Langage universel
par Noémie Szejnman
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
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par Noémie Szejnman
Pour analyser cette image, on ne peut faire abstraction de la double légende qui y figure. La première mention, située en dessous de la marge du dessin et qui le décrit : « L’auteur rêvant. Sa tentative a pour but de bannir les vulgarités préjudiciables et perpétuer avec cette œuvre faite par caprice, le solide témoignage de la vérité. » Dans la version gravée de ce dessin, la légende est formulée de façon plus synthétique : « Le sommeil de la raison engendre des monstres ». La seconde mention, écrite sur l’accotement de la table est « Langage universel dessiné et gravé par Fr de Goya. Année 1797. »
Ces notations, intégrées au dessin, sont destinées à orienter le lecteur dans son interprétation, et à pointer le parallèle entre les deux inscriptions et le sujet même de l’image. « Langage universel » est probablement le titre de l’œuvre à laquelle travaillait le personnage. S’il y travaillait, il était donc en train d’y réfléchir, autrement dit, raisonnait, éveillé qu’il était. Mais, fatigué par son travail, l’homme a fini par s’endormir. Et comme le souligne le titre définitif de l’œuvre gravée, l’endormissement, ou plutôt Le sommeil de la raison produit des monstres. Ces derniers ne sont pas n’importe lesquels ; ils proviennent directement de l’œuvre à laquelle travaillait l’artiste lorsqu’il s’est assoupi. Ces monstres, si particuliers, sont pourtant ceux qui nous « guettent » tous ; d’où cette idée de « langage universel ».
L’impression angoissante qui se dégage de cette image résulte de l’association des éléments représentés. Il s’agit d’une scène nocturne comme en témoigne le fond sombre duquel se détachent les inquiétantes créatures qu’on voit. Figures de la nuit et de la peur. N’associe-t-on pas chauve-souris et vampire, hiboux et sorcellerie ? L’allure de ces animaux et leurs regards fixés sur le dormeur, comme la composition oblique de l’image, renforcent la dynamique pesanteur de la scène. Nous avons peur de nous reconnaître dans ce dormeur cerné par ces créatures infernales venues le tourmenter. Curieusement, l’artiste est éclairé par une source lumineuse emplissant environ un tiers de l’image. S’agit-il d’une partie visible de la pleine lune ? Si oui, l’atmosphère n’en est que plus oppressante : dans l’imaginaire collectif, le disque de l’astre nocturne éclaire volontiers les sabbats.
Etrangement, même si ce dessin rappelle que ces monstres n’existent que lorsque la raison s’endort, l’image intègre dans le même espace et dormeur et les monstres qui le hantent. Tous les éléments de ce dessin ont subi, en effet, le même traitement graphique. Aucune différence dans le trait n’indique au spectateur qu’il se trouve en présence de deux scènes différentes séparant le rêveur de l’espace de son rêve.
Cette situation, en vérité impossible, semble pourtant bien réelle. C’est ce que Baudelaire appelle, en 1855 dans un article consacré à Quelques caricaturistes étrangers, le « monstrueux vraisemblable », « l’absurde impossible ». Et le poète de poursuivre : « la ligne de structure, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir ; c’est une frontière vague que l’analyste le plus subtil ne saurait pas tracer, tant l’art est à la fois transcendant et naturel. » Le spectateur qui regarde rêver le rêveur est introduit dans cette sorte de mise en abîme, qui représenterait la « seconde » profondeur de l’image.
Comment parler sensément de ce dessin fantastique si ce n’est en avançant que cette image est un rêve et non l’image d’un rêveur . Un rêve au cours duquel un rêveur se voit dormir tandis que des monstres l’assaillent. Par où l’on vérifie que la structure de cette image est de fait un lieu commun : faut-il citer ici la célèbre momie inca entrant dans la chambre de Tintin, dans les 7 boules de cristal ?)
Auteur : Noémie Szejnman