L’ingénue modernité du lapin
par Anne Beyaert
BIOGRAPHIE
PAR LE MêME AUTEUR
Une asperge seule
L’ingénue modernité du lapin
par Anne Beyaert
Pour Manet au contraire, la nature morte fut un sujet parmi d’autres, détail-emblême pour une composition plus vaste(Portrait de Théodore Duret), autoportrait signalant l’entrée de son atelier(Guitare et chapeau) fleurs et fruits exécutés sur la marge vide d’un papier à lettre ou, les laissant souvent à leur solitude splendide (L’asperge, Le Citron), sur des toiles de petites dimensions.
Parmi celles-ci, quelques répliques attentives de Chardin telles ceLapinde 1866 qui vient après le Lapin de garenne mort avec une gibecière et une poire à poudre de 1727-1728 ou La Brioche de 1870 qui reprend La Brioche peinte en 1763. Entre le Lapin de garenne et son épigone et d’une brioche à l’autre, l’iconographie est à peu près la même ; dans son effort pour entendre la leçon de Chardin, Manet reproduit jusqu’à la fleur qui semble fichée telle un drapeau dans la miche. Cependant un regard plus attentif révèle aussi certaines libertés. Un napperon blanc vient accentuer les contrastes et déployer quelques ombres. La branche d’arbre fruitier devient une rose. Le compotier de porcelaine lourdement décoré est une boîte entrouverte au rouge presque uni tandis que le simple support de pierre s’ennoblit de dorures…. Surtout, outre ces savantes déclinaisons qui évoquent les plaisirs taxinomiques du collectionneur, la nature morte de Manet révèle un changement de point de vue de l’observateur qui s’affranchit de la perspective frontale où les objets sont juxtaposés sur un plan unique, en frise, pour, prenant un peu de hauteur, esquisser uneperspective cavalière qui les répartit en masses distinctes dans la profondeur. Mais quel observateur pouvait bien adopter ce point de vue frontal, que Chardin place si bas, sinon un enfant ou un observateur générique ? Manet sollicite au contraire un sujet véritable censé avancer la main et se pencher au-dessus de la nature morte pour en humer les parfums, ouvrir la boîte, et goûter les raisins. La vue oblique permet ainsi de déployer le registre des sensations et, donnant « des mains au regard » (Maldiney), autorise une perception polysensorielle et haptique des choses..
Entre le lapin de Chardin et sa réplique, les différences sont d’un autre ordre. Quoiqu’inversée latéralement, la pose des deux bêtes est identique et, si la gibecière a disparu, l’animal de Manet conserve la poire à poudre et cette sombre et longue lanière de cuire dont Chardin aimait ceindre le gibier. Le premier lapin est posé sur une table de pierre au bord marqué, dans l’arc d’une niche que sa réplique peinte par Manet oblitère, le bord laissant place à un clair-obscur délicat qui accentue le contraste du mur clair où se profile l’angle sec d’un crochet, contre le mur sombre. Le point de vue est inchangé et, comme son modèle, le lapin au doux pelage fauve se détache sur le fond rompu, son petit œil rond plus dur qu’un bouton de bottine.
Entre les deux bêtes semblables, la différence la plus significative tient sans doute au traitement de la texture, cette qualité qui, est « la qualité la plus tangible des objets« , bien avant leur couleur ou leur forme. Chardin était avant tout un peintre de la texture et s’attachait à rassembler des objets représentatifs de ces qualités palpables sur lesquelles le vocabulaire, pourtant habile à décrire et à classer les couleurs, a si peu de prise. Ninio souligne le caractère fictionnel de la texture qui n’est jamais décrite mais suggérée, le cerveau de l’observateur faisant le reste et créant, à partir de jeux d’ombres et de lumière, l’apparence d’une fourrure. Pour Chardin, il s’agissait donc de disposer habilement des traits jusqu’à donner la sensation de ne pouvoir les démêler, jusqu’à convoquer la fourrure. Si elle procède d’une même fiction, la texture de Manet traite la masse chromatique autrement, en touches vigoureuses et produit ainsi un effet de sens d’épaisseur, de densité. Surtout, les jeux de lumière concernent moins la surface de cette masse que sa profondeur, accentuant ainsi sa pâleur tendre.
Comment décrire cette différence texturale ? Les concepts traditionnels deplastiqueet d’iconique n’ont que peu d’intérêt ici puisqu’il s’agit, dans les deux cas, d’accomplir une visée mimétique pour représenter un pelage. Tout juste hasarderait-on une inflexion vers le plastique et le sensible chez Manet, et une prévalence de l’iconique, de l’intelligible du côté de Chardin. Mais, d’un ventre à l’autre, il semble pourtant qu’une catastrophe (au sens général aussi bien que mathématique) ait eu lieu. Une catastrophe pareille à celle qu’encourt la chevelure d’une poupée trop aimée par exemple qui, à trop être coiffée, se crêpe inextricablement. Alors la lumière ne parvient plus à séparer, à inventer les cheveux et, toute prétention illusionniste étant perdue, la masse terne révèle sa vraie nature synthétique… Si les deux textures accomplissent une visée iconique, l’attracteur iconique (Thom) a donc changé, et la texture s’affranchit du « modèle » spécifique d’une fourrure pour prétendre à la texture de la peinture. Une telle autonomie n’est qu’un aspect particulier de l’entreprise moderniste et renvoie après tout à cette « peinture même » qu’on invoque parfois lorsqu’on peine à donner la mesure de l’invention de Manet. La « peinture même » qui entend se dégager de l’objet sans le perdre de vue et recherche un autre schéma corporel par lequel, au-delà des prérogatives visuelles, le corps entier sera sollicité.
Auteur : Anne Beyaert